NIZAR.JLIDI écrit / Tunisie : un budget 2026 sous tension, entre ambitions d’investissement et dépendance au financement domestique

Le projet de loi de finances 2026 tunisien se distingue par une hausse notable des investissements publics et l’introduction d’un impôt sur la richesse. Mais derrière ces annonces, le financement repose principalement sur des ressources intérieures et un appui exceptionnel de la Banque centrale. Ce choix révèle les contraintes financières de l’État, dans un contexte de croissance fragile, d’endettement élevé et d’attentes sociales pressantes.
La présentation du budget 2026 marque une étape décisive pour la Tunisie. Après une décennie marquée par l’alourdissement du poids budgétaire, la progression continue de la masse salariale et la dépendance croissante à l’endettement intérieur, le gouvernement affiche la volonté d’orienter les finances publiques vers l’investissement. Le projet prévoit ainsi de tripler presque les crédits destinés aux infrastructures par rapport à l’année précédente, tout en introduisant de nouvelles mesures fiscales comme un impôt sur la richesse visant les patrimoines les plus élevés.
Cette stratégie budgétaire, qui combine volontarisme économique et impératifs sociaux, repose cependant sur un socle fragile. L’accès aux financements internationaux reste limité, malgré un léger relèvement des notations souveraines en 2025. L’essentiel des besoins – évalués à plus de 27 milliards de dinars – devra être couvert par le marché domestique, via l’émission de chèques (sukuk) et un recours exceptionnel à la Banque centrale. Cette orientation interroge : peut-elle soutenir la relance économique sans alimenter une spirale d’inflation et de tensions sur la liquidité bancaire ?
Le débat dépasse le seul registre financier. Il renvoie à la capacité de l’État tunisien à concilier stabilité macroéconomique et réponse aux aspirations sociales, dans un environnement où les marges de manœuvre se réduisent et où la confiance des investisseurs demeure fragile.
Un budget expansionniste face à des équilibres précaires
L’un des traits marquants du budget 2026 réside dans son ampleur. Les dépenses atteignent près de 63,6 milliards de dinars, soit plus de 43 % du produit intérieur brut (PIB). Ce niveau, parmi les plus élevés de la décennie, illustre l’intervention massive de l’État dans l’économie nationale. Derrière cette orientation se lit une volonté politique : afficher une relance par l’investissement public, présenté comme moteur de croissance et signal de confiance.
L’évolution des séries budgétaires depuis 2010 met cependant en évidence une dynamique de plus en plus contraignante. La masse salariale, qui absorbe à elle seule plus de 26 milliards de dinars en 2026, continue de représenter une part importante du budget, limitant les marges de manœuvre pour d’autres priorités. À cela s’ajoute un service de la dette évalué à 23 milliards de dinars, soit quasiment autant que les investissements projetés. Ces deux postes rigides — salaires et remboursement de la dette — forment un socle qui consomme plus de 60 % des ressources publiques.
C’est donc dans un espace budgétaire déjà étroit que le gouvernement a choisi d’augmenter fortement les crédits d’investissement. Prévu à 5,8 milliards de dinars, ce poste progresse de manière spectaculaire après un repli marqué en 2025. Les autorités y voient un signal fort : améliorer les infrastructures, stimuler l’activité et répondre à une demande sociale pressante en matière d’emploi et de services publics. Cette ambition traduit une volonté de rompre avec une logique de gestion à court terme, dominée par les urgences de financement et les ajustements budgétaires successifs.
Mais cette expansion s’accompagne de déséquilibres persistants. Le déficit est estimé à environ 11 milliards de dinars, soit près de 6,4 % du PIB. Même si ce niveau n’est pas inédit, il reste élevé au regard de la trajectoire de la dette publique, déjà considérable. Plus encore, il soulève une question essentielle : la soutenabilité d’une stratégie qui mise sur l’investissement pour générer de la croissance, alors que les charges incompressibles du budget et la faiblesse des recettes fiscales continuent de peser sur la structure financière de l’État.
Le pari du financement domestique et de la Banque centrale
Si l’orientation expansionniste du budget 2026 est assumée, sa faisabilité repose presque entièrement sur la capacité de l’État à mobiliser des financements. Or, l’accès aux marchés internationaux demeure limité, malgré les relèvements récents de la note souveraine par Fitch et Moody’s. La Tunisie reste en effet perçue comme un emprunteur fragile, exposé aux aléas politiques et à la volatilité des prix de l’énergie. Dans ce contexte, le gouvernement privilégie les ressources locales et mise sur un dispositif inédit : l’émission de chèques pour un montant de sept milliards de dinars.
Le recours aux chèques (sukuk), instruments financiers adossés à la finance islamique, marque une tentative de diversification des sources de financement. Ils pourraient attirer une partie de l’épargne domestique, mais aussi des investisseurs régionaux sensibles à ce type de produits. Cependant, le succès d’une telle opération dépendra de la confiance dans la signature tunisienne et des conditions offertes sur le marché, dans un environnement de taux d’intérêt élevés.
Au-delà des marchés financiers, la Banque centrale de Tunisie (BCT) est appelée à jouer un rôle central. Le projet de loi prévoit en effet un financement exceptionnel de plusieurs milliards de dollars par l’institution monétaire, une option déjà utilisée en 2025. Cette pratique, souvent qualifiée de “quasi-monétisation” du déficit, suscite des débats vifs parmi les économistes. Elle permet à court terme de boucler le budget, mais comporte deux risques majeurs : une pression accrue sur l’inflation et un assèchement de la liquidité disponible pour le secteur privé.
Les banques locales sont, elles aussi, mises à contribution à travers la souscription d’obligations d’État. Ce choix, s’il assure des ressources régulières au Trésor, alimente le risque d’“éviction” du crédit, en réduisant la capacité du système bancaire à financer les entreprises. Or, dans une économie où la reprise repose sur l’investissement privé, cette dynamique pourrait freiner la croissance et accentuer la dépendance vis-à-vis de l’État.
Cette stratégie de financement domestique illustre une réalité : faute de conditions favorables à l’international, la Tunisie privilégie un recentrage sur ses propres ressources. Mais ce pari, s’il n’est pas accompagné de réformes structurelles et d’un retour progressif de la confiance des bailleurs étrangers, pourrait accentuer la vulnérabilité macroéconomique du pays et rendre plus difficile encore la gestion de sa dette dans les années à venir.
Réformes, soutenabilité et perspectives socio-économiques
Au-delà des chiffres, le budget 2026 s’inscrit dans une trajectoire de réformes qui restent inachevées. La première concerne les subventions énergétiques, longtemps utilisées comme amortisseur social mais devenues insoutenables face à la hausse des prix internationaux. Malgré quelques ajustements successifs, elles continuent de peser lourdement sur les finances publiques et de freiner la transition vers un mix énergétique plus durable. Le gouvernement affiche désormais un objectif ambitieux : 35 % d’électricité issue de sources renouvelables d’ici 2030. Mais la faisabilité de cette transition suppose des investissements conséquents et un cadre réglementaire stable, encore incertain.
La seconde réforme concerne les entreprises publiques, dont plusieurs opèrent dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, les transports ou l’eau. Leur situation financière fragile, souvent marquée par des déficits chroniques, constitue un fardeau supplémentaire pour l’État. La modernisation de leur gouvernance et l’assainissement de leurs bilans figurent parmi les conditions avancées par les bailleurs de fonds, notamment le Fonds monétaire international (FMI), pour relancer un programme de soutien. Or, les négociations restent délicates, compte tenu du poids social de ces entreprises et de leur rôle dans la stabilité politique.
Sur le plan fiscal, l’introduction d’un impôt sur la richesse et le maintien de contributions exceptionnelles illustrent la volonté de diversifier les recettes. Ces mesures visent à améliorer l’équité du système en sollicitant davantage les hauts revenus et les grandes entreprises. Elles pourraient également contribuer à restaurer la confiance de la population dans l’action publique, à condition que les ressources mobilisées soient effectivement orientées vers l’investissement productif et la protection sociale. Mais elles comportent aussi un risque : dissuader l’investissement privé si elles ne sont pas accompagnées d’incitations claires.
Dans ce contexte, les secteurs porteurs comme le tourisme et les transferts de la diaspora continuent de jouer un rôle d’amortisseur. Le rebond des arrivées touristiques et la progression des envois de fonds en 2025 ont apporté un soutien appréciable à la balance des paiements, contribuant à limiter le déficit courant. Néanmoins, cette dépendance aux revenus extérieurs souligne la fragilité d’une économie encore vulnérable aux chocs internationaux, qu’il s’agisse des prix de l’énergie, des flux financiers ou de la conjoncture européenne.
Le budget 2026 apparaît ainsi comme un compromis : un effort affiché d’investissement et d’équité sociale, mais adossé à des financements précaires et à des réformes encore incomplètes. Sa soutenabilité dépendra moins des chiffres annoncés que de la capacité de la Tunisie à engager, dans la durée, des transformations structurelles conciliant discipline budgétaire, efficacité économique et légitimité sociale. C’est dans cet équilibre difficile que se jouera, au-delà de l’exercice comptable, la trajectoire politique et économique du pays.