Nizar.jlidi écrit/ Sahara occidental : les sables de la discorde et une victoire sans vainqueurs

Le vote de la résolution 2797 du Conseil de sécurité de l’ONU, le 31 octobre, a déclenché une pluie d’annonces triomphales au Maroc. Pourtant, derrière le langage diplomatique, rien n’a bougé : le mandat de la MINURSO est simplement prolongé. Le Sahara reste un territoire figé, où le droit et la politique s’annulent depuis plus de trente ans.
Sous les ors de New York, le Conseil de sécurité a voté, à 11 voix contre zéro, la résolution 2797. Trois abstentions – Chine, Russie, Pakistan – et une absence remarquée, celle de l’Algérie. L’objet officiel : prolonger le mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO). L’objet réel : reconduire, encore une fois, un statu quo sous tension.
À Rabat, la communication a pris des airs de célébration nationale. Le roi Mohammed VI a parlé d’un « avant et d’un après 31 octobre 2025 ». Le texte, selon lui, « scelle la fin du conflit » et entérine la centralité du plan d’autonomie marocain. Mais la lecture fine du document raconte une autre histoire : aucun mot ne reconnaît la souveraineté du Maroc sur le territoire, aucune phrase ne ferme la porte au référendum, et la terminologie onusienne demeure inchangée.
Ce double langage n’est pas nouveau. Depuis 1991, la MINURSO est devenue un rituel administratif : chaque année, un renouvellement ; chaque année, les mêmes illusions. Le Conseil entérine, Rabat jubile, Alger proteste, le Front Polisario s’indigne. Et le désert reste un « no man’s land » diplomatique.
Un vote sans surprise : la MINURSO, éternel recommencement
La résolution 2797 prolonge d’un an le mandat de la MINURSO, jusqu’en octobre 2026. Ce renouvellement, d’apparence technique, reste le cœur du processus onusien depuis plus de trente ans. Aucune réforme, aucun changement de mandat : la mission demeure officiellement chargée d’organiser un référendum d’autodétermination, jamais réalisé.
Le texte adopté ne reconnaît ni souveraineté ni frontière. Il « prend note » de l’initiative marocaine d’autonomie, la qualifie d’« authentique » – adjectif lourdement pesé –, mais se garde bien de la présenter comme unique solution. Cette nuance, perdue dans les communiqués de presse, est pourtant essentielle : pour les Nations unies, le Sahara occidental reste un territoire non autonome en attente de décolonisation, selon la liste dressée en 1963.
L’explication de vote du Royaume-Uni, cosignataire de la résolution, l’a rappelé avec soin : « Notre soutien à cette résolution repose sur la recherche d’une solution politique durable, fondée sur le compromis et l’autodétermination ».Cette phrase, passée inaperçue dans la presse marocaine, marque une continuité juridique. L’autodétermination demeure une option ouverte, même si son horizon politique paraît lointain.
Pour Rabat, le gain est symbolique : maintenir la dynamique diplomatique, afficher un consensus occidental et transformer une reconduction de mandat en victoire nationale. Pour le reste du monde, c’est un renouvellement de plus. Le cinquième en dix ans sous présidence américaine, le trente-quatrième depuis la création de la mission.
Le cœur du problème reste le même : la MINURSO est née pour préparer un référendum. Trois décennies plus tard, elle sert surtout à contenir un conflit gelé.
La bataille du récit : victoire diplomatique ou illusion d’optique ?
À peine le vote terminé, le Maroc a déclenché une offensive narrative d’une rare ampleur. Les télévisions nationales ont diffusé, en boucle, le discours de Mohammed VI saluant un « tournant historique ». Les quotidiens proches du pouvoir ont titré sur « la consécration de l’autonomie ». Dans les rues de Laâyoune et de Dakhla, des célébrations ont été mises en scène comme pour un triomphe diplomatique.Mais cette euphorie relève plus de la communication politique que du droit international. Car le texte adopté à New York ne consacre pas la souveraineté marocaine sur le territoire. Il n’écarte pas non plus le référendum. Le mot d’ordre reste le même : « solution politique mutuellement acceptable ».
Le contraste entre la lecture officielle marocaine et la lettre du texte illustre ce que certains diplomates qualifient, avec prudence, de « victoire de perception ».
Le royaume a réussi à imposer le lexique de l’« autonomie » comme élément de langage dominant ; mais ni le Conseil de sécurité ni le Secrétariat général n’ont changé de doctrine. La MINURSO demeure une mission pour un référendum – pas une instance de gestion territoriale. « Le Maroc n’a rien gagné sur le fond, mais il a gagné la bataille de la narration », confiait un diplomate européen à Reuters, le 1e novembre.
Ce glissement sémantique, entretenu par le Maroc depuis 2007, coûte cher. Le royaume a multiplié les campagnes d’influence, les ouvertures d’ambassades, les accords commerciaux et les partenariats militaires pour rallier des soutiens à son plan d’autonomie. Selon les chiffres de la diplomatie marocaine, « plus de deux tiers des Etats membres de l’ONU » le soutiendraient désormais. Mais derrière ce chiffre – impossible à vérifier – se cache un paradoxe : aucune puissance ne reconnaît juridiquement la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Pas même les Etats-Unis, dont la reconnaissance de 2020 n’a jamais été avalisée par le Congrès ni reprise par l’administration actuelle.
Le roi lui-même l’a reconnu, à demi-mot, dans son discours : « Le Maroc ne considère pas ces transformations comme une victoire à exploiter, mais comme une étape vers un règlement pacifique ».Ce passage, passé sous silence par les chaînes locales, dit tout : le royaume avance dans un espace diplomatique saturé d’ambiguïtés.
Pour Alger et le Front Polisario, cette « victoire » n’en est pas une : l’Algérie y voit un écran de fumée pour masquer le blocage, le Polisario une tentative de « détournement du processus onusien ». Leur position commune : la résolution ne change rien à la nature du conflit.
Le Conseil de sécurité, de son côté, n’a jamais été aussi divisé.La Chine et la Russie se sont abstenues, marquant la fin du consensus tacite autour des textes prolongeant la MINURSO. Et cette friction diplomatique, pour la première fois depuis des années, rappelle que la question sahraouie n’est pas close.Elle se réinscrit dans un contexte global où chaque vote devient un signal de rééquilibrage : Washington pousse, Pékin et Moscou freinent, Paris joue les fidèles alliés, et Rabat transforme le moindre mot en victoire symbolique.
Sur le papier, le Maroc a gagné. Toutefois, la résolution 2797 n’a modifié ni le mandat de la MINURSO, ni le statut du territoire, ni la dynamique régionale.L’essentiel, pour Rabat, était ailleurs : raconter le Sahara comme une histoire déjà écrite.
Les absents décisifs : Polisario, Algérie, Mauritanie
Si la résolution 2797 a été présentée comme un tournant diplomatique, c’est aussi parce qu’elle a été votée sans les principaux concernés. Ni le Front Polisario, ni l’Algérie, ni même la Mauritanie — pourtant partie prenante historique du dossier — n’ont véritablement eu voix au chapitre.
Le Front Polisario, seul interlocuteur reconnu par l’ONU du peuple sahraoui, a immédiatement rejeté le texte. Dans un communiqué publié depuis Bir Lahlou, le mouvement a dénoncé une tentative « d’imposer la légitimité de l’occupation militaire marocaine », tout en réaffirmant son attachement au droit à l’autodétermination. La ligne du Polisario reste inchangée : sans référendum, aucune solution ne peut être considérée comme juste ou durable.
Du côté d’Alger, la position demeure celle qu’elle défend depuis un demi-siècle : le Sahara occidental est une question de décolonisation, pas un différend territorial.L’Algérie s’abstient non par calcul, mais par cohérence. Elle refuse d’entériner une lecture politique qui contourne le principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.Son silence au Conseil de sécurité n’est pas une absence, mais une forme de résistance diplomatique : Alger continue de soutenir le Polisario, d’accueillir ses représentants et d’appeler à la reprise du processus référendaire sous égide onusienne, sans en tirer d’avantage géopolitique immédiat.
Quant à la Mauritanie, elle maintient sa prudente neutralité, coincée entre deux voisins antagonistes, elle se limite à appuyer la « solution politique mutuellement acceptable » prônée par l’ONU, tout en veillant à ce que le conflit n’empiète pas sur sa sécurité intérieure.Son rôle, discret mais essentiel, reste celui d’un tampon régional, garant fragile d’un équilibre déjà menacé.
Ainsi, les « absents » du vote sont en réalité les gardiens des constantes :le droit à l’autodétermination pour le Polisario, la continuité diplomatique pour l’Algérie, la prudence stratégique pour la Mauritanie.À rebours des lectures triomphalistes, leur immobilité n’est pas faiblesse : elle rappelle que, sur ce dossier, la stabilité des positions vaut souvent plus que la versatilité des alliances.
Les parrains de la « paix des puissants »
Derrière la mise en scène onusienne, trois parties ont véritablement écrit la partition : les Etats-Unis, la France et Israël.Leur objectif commun n’était pas de résoudre un conflit, mais de stabiliser une zone stratégique à moindre coût, en consolidant un allié clé (le Maroc) sur la façade atlantique africaine.
À Washington, le retour de Donald Trump a rouvert un dossier qu’il avait lui-même bousculé en 2020, lorsqu’il avait reconnu la « marocanité du Sahara » en échange de la normalisation marocaine avec Israël. La résolution 2797 porte son empreinte.
Selon plusieurs diplomates onusiens cités par Reuters et Al-Monitor, les Etats-Unis ont poussé pour que le texte qualifie le plan d’autonomie marocain d’« initiative authentique », une formule soigneusement calibrée.Le Département d’Etat américain y voit une façon de préserver la cohérence de sa politique : soutenir un allié militaire régional tout en gardant une porte ouverte à la négociation.
La France, de son côté, s’aligne sans réserve sur la position américaine.Le Quai d’Orsay a salué une résolution « équilibrée » et « porteuse de stabilité régionale », tout en appelant à la reprise des discussions « dans l’esprit du compromis ».Dans les faits, la France poursuit un calcul double : elle cherche à rassurer le Maroc, partenaire sécuritaire et économique de premier plan, tout en évitant de braquer l’Algérie, indispensable sur les dossiers sahéliens.Un exercice d’équilibrisme devenu périlleux, tant la fracture entre les deux capitales maghrébines s’élargit.
Mais l’intru dans l’équation, c’est Israël : depuis la signature des Accords d’Abraham, la coopération sécuritaire entre Rabat et Tel-Aviv s’est intensifiée : drones, renseignement, cybersécurité, formation militaire.Pour l’entité sioniste, la consolidation du contrôle marocain sur le Sahara occidental sert plusieurs objectifs : affaiblir l’influence algérienne en Afrique du Nord, ancrer le Maroc dans le dispositif stratégique de l’OTAN, et ouvrir un couloir militaro-stratégique vers l’Atlantique.
Ce rapprochement explique aussi la rhétorique religieuse du discours royal, saturée de références au « destin » et à la « mission sacrée » du « Maroc unifié » — un vocabulaire conçu pour nationaliser un enjeu géopolitique.
En arrière-plan, les chiffres parlent d’eux-mêmes : les contrats signés entre 2020 et 2024 avec des entreprises américaines, françaises et israéliennes pour le développement des régions sahariennes représentent près de 5 milliards de dollars.Rien d’étonnant à ce que ces mêmes acteurs soutiennent aujourd’hui la résolution : ils consolident ainsi un environnement « sécurisé » pour leurs investissements, tout en marginalisant le Front Polisario et l’Algérie.
C’est cette « paix des puissants » que redoute une partie du Maghreb.Une paix qui ne repose pas sur la justice, mais sur la convergence d’intérêts économiques et militaires ; un arrangement où le statu quo devient « rentable », et où la diplomatie se résume à des parts d’influence.
Un Maghreb sans horizon commun
Sous les applaudissements des diplomates, la fracture maghrébine s’élargit. L’adoption de la résolution 2797 consacre moins une paix qu’un dérèglement régional durable.Le Maroc se projette vers l’Atlantique, l’Algérie s’enferme dans un face-à-face avec le Sud saharien d’un côté et une France devenue trop hostile de l’autre.La Mauritanie, elle, avance à pas mesurés pour ne pas disparaître de l’équation.
Ce découpage progressif de l’espace maghrébin répond aux logiques extérieures : les grandes puissances y tracent désormais leurs routes d’approvisionnement, leurs zones d’investissement et leurs couloirs sécuritaires.L’Europe, affaiblie, ne parvient plus à imposer une vision d’ensemble. Le Sahel, militarisé, devient la marge d’un Maghreb divisé où les alliances se recomposent au gré des contrats et des bases militaires avec le dernier « partenaire » occidental en date.
Les conséquences économiques sont mesurables : selon la Banque mondiale, le manque d’intégration régionale coûte entre 2 et 3 % de PIB par an aux cinq pays du Maghreb.Mais c’est surtout le coût politique qui s’aggrave : le rêve d’un « Grand Maghreb » s’efface, remplacé par des logiques d’isolement.
Dans cette fragmentation, la question sahraouie n’est plus qu’un symptôme : celui d’une région où chaque Etat cherche à exister par procuration, sous le parapluie d’une puissance amie.Le Maroc y voit la consécration d’un demi-siècle d’efforts ; l’Algérie, la trahison d’un membre de sa famille ; la communauté internationale, un dossier « stabilisé ».Mais derrière ces lectures divergentes, une évidence : aucun peuple du Maghreb n’a gagné.
Le Sahara occidental, devenu le laboratoire d’une « autonomie sous surveillance », pourrait à terme générer plus de tensions qu’il n’en résout.Car toute paix fondée sur l’exclusion finit par se fissurer,
et dans ce désert qui sépare plus qu’il ne relie, c’est encore une fois la discorde qui l’a emporté sur la promesse de la souveraineté.
Au terme de cette séquence diplomatique, le Maroc peut bien se féliciter, l’ONU peut bien renouveler, et les capitales alliées peuvent bien saluer « une solution réaliste et durable » — rien n’a véritablement changé.Le Sahara occidental reste un territoire disputé, administré, contesté et surtout instrumentalisé. La résolution 2797 n’a pas rapproché les positions : elle a simplement fixé les lignes d’un équilibre fragile entre reconnaissance tacite et déni assumé.
Derrière les communiqués triomphants, la région demeure prise dans une spirale de dépendances. Le Maghreb s’éloigne un peu plus de sa propre souveraineté collective, piégé entre la diplomatie des puissants et l’impuissance des institutions.
Et le peuple sahraoui, lui, attend toujours la parole qu’on lui avait promise — celle d’un vote libre, jamais tenu, toujours reporté.C’est peut-être là, au fond, la vraie portée du 31 octobre : non pas un tournant historique, mais le rappel d’une continuité, celle d’un conflit qu’on gère sans jamais le résoudre.Une procédure kafkaïenne, où la stabilité se paie du prix du droit, et où l’avenir d’un peuple reste suspendu à la patience des autres.



