NIZAR JLIDI écrit : Ukraine – Russie : une paix qui patine, entre sabotages, corruption et diplomatie prédatrice

Les appels au cessez-le-feu se multiplient, mais rien n’avance.Entre les attaques « accidentelles » en mer, la chute du principal négociateur ukrainien sur fond de corruption et les postures opportunistes de la Turquie, le processus de paix entre la Russie et l’Ukraine ressemble désormais moins à une négociation qu’à un théâtre où chacun joue pour gagner du temps. Et où la paix — la vraie — n’arrange finalement personne.
Le discours officiel n’a jamais été aussi clair : « il faut avancer vers un accord ». Sur le terrain diplomatique, c’est pourtant l’immobilisme qui domine. Chaque camp proclame vouloir la paix, mais chaque semaine apporte son lot d’événements qui la repoussent un peu plus loin.Dernier épisode en date : l’explosion d’un tanker sous pavillon russe près du Bosphore, un incident aussitôt enveloppé d’opacité, rappelant que les pressions parallèles continuent de dicter le tempo. À Kiev, la démission du négociateur-en-chef dans une affaire de corruption renforce l’image d’un pouvoir fracturé, difficilement capable d’engager des compromis durables. Pendant ce temps, la Turquie s’installe au centre du dossier : médiatrice officielle, acteur intéressé officieusement, elle avance ses pions au rythme de ses propres priorités.
Dans ce paysage brouillé, une évidence se dessine : la paix ne patine pas par défaut de volonté, mais parce que les acteurs qui influencent réellement le dossier ukrainien ont tout intérêt à ce qu’elle n’arrive pas tout de suite.
En mer Noire, la paix coule toujours avant les navires
L’incident aurait pu passer pour un simple accident maritime : un tanker affilié à une compagnie russe, touché par une explosion en approchant du Bosphore, feu maîtrisé, trafic ralenti puis rétabli. Mais dans cette guerre où rien n’est neutre, ce genre d’événement n’est jamais innocent. Surtout quand il survient dans l’un des passages stratégiques les plus surveillés de la planète, à la veille d’une réunion interministérielle turque consacrée à la sécurité régionale.
Officiellement, personne ne sait. Officieusement, tout le monde a une idée.
Depuis deux ans, la mer Noire est devenue le terrain de jeu favori des opérations « sans signature » : drones expérimentaux, mines dérivantes recyclées, frappes téléguidées par proxies. Les Ukrainiens n’ont ni confirmé ni nié ; les Russes ont dénoncé du bout des lèvres ; les Européens gardent un silence qui en dit long, d’autant que les précédents — Nord Stream en tête — ont laissé une impression gênante : si une frappe peut servir un agenda politique, elle restera sans propriétaire.
Dans le climat actuel, chaque incident maritime se transforme en levier de négociation. La Russie s’en sert pour rappeler qu’elle peut fermer les routes d’exportation si nécessaire ; les Occidentaux y voient l’occasion de tester les lignes rouges de Poutine sans assumer une escalade frontale. Quant à Kiev, empêtrée dans un rapport de forces défavorable, ces « contres » tactiques lui permettent de maintenir l’illusion d’une pression militaire active alors que la situation au sol est clairement défavorable à l’Ukraine.
Ce sabotage discret renforce surtout une réalité : toute future discussion de cessez-le-feu se déroulera sous la menace permanente de ce type d’événements. Une paix fragile ne peut survivre que si les coups portés en coulisses cessent — et pour l’instant, personne n’est prêt à se comporter en adulte. Surtout pas les membres de l’Otan.
L’Ukraine trébuche sur son propre talon d’Achille : la corruption
Au moment où Kiev veut encore croire à une voie diplomatique, l’affaire a fait l’effet d’un coup de massue : le négociateur-en-chef de Zelensky, Andriy Yermak, censé incarner la crédibilité de l’Ukraine dans les pourparlers internationaux, démissionne sous le poids d’accusations de corruption. Pas une broutille administrative : des soupçons de détournements, de contrats opaques, de liens douteux avec des intermédiaires bien trop riches pour être honnêtes.
Le symbole est terrible. Le timing, catastrophique.
Depuis le début de la guerre, l’Ukraine a été tenue à bout de bras par un récit héroïque : une nation résistante, une administration resserrée, un système politique qui se discipline enfin sous l’épreuve. Ce vernis se fissure. Et ce ne sont pas les Russes qui s’en chargent, mais les Ukrainiens eux-mêmes.
Kiev a beau promettre des enquêtes rapides et une transparence totale, personne n’est dupe. Les capitales occidentales — celles qui paient l’armement, soutiennent l’économie, et pressent Zelensky d’ouvrir la porte à un compromis — observent d’un œil froid. Ce n’est pas tant le scandale qui les inquiète que l’aveu indirect : si le responsable chargé des négociations – Yermak était également le bras droit de Zelensky – était lui-même corrompu, combien d’autres le sont ? Combien profitent, dans l’ombre, d’une guerre devenue source de fortunes discrètes ?
Dans un pays déjà affaibli, cette affaire offre à Poutine un moyen de pression précieux. La Russie peut désormais affirmer — avec un sourire qu’il n’a même plus besoin de cacher — que l’Ukraine n’est pas de partenaire fiable pour signer une paix durable. Et plus le gouvernement ukrainien s’enfonce dans ces polémiques internes, plus sa marge de manœuvre dans les pourparlers se réduit.
L’image internationale de l’Ukraine, elle aussi, s’altère : d’une « nation héroïque injustement attaquée », elle glisse peu à peu vers celle d’un Etat miné par ses propres démons, tiraillé entre l’urgence militaire et les vieilles habitudes politiques.
Dans les conflits gelés, ce sont rarement les batailles qui font la différence, mais les failles internes — et Kiev vient d’en exposer une que personne ne pourra plus ignorer.
La Turquie, arbitre autoproclamé et relais discret des intérêts américains
Dans cette diplomatie chaotique, un acteur avance masqué mais déterminé : la Turquie.
Ankara se présente comme un médiateur lucide, plaidant pour un cessez-le-feu « préalable » avant toute discussion sur le retrait des troupes. Une posture raisonnable en apparence ; en réalité, une ligne parfaitement alignée sur celle de Washington.
Depuis le début du conflit, Erdogan a cultivé une image ambiguë : partenaire de la Russie quand il le faut, soutien de l’Ukraine quand cela rapporte, défenseur de la stabilité régionale lorsqu’il en a besoin. Son obsession n’a jamais changé : rester indispensable. Il veut être la porte d’entrée vers la négociation, le pays sans lequel rien ne se décide, ni à l’Est ni à l’Ouest.
La Turquie ne vend pas seulement des drones à l’Ukraine. Elle vend surtout sa capacité à manipuler le tempo diplomatique. Et en réclamant un cessez-le-feu avant tout retrait russe, elle place Kiev dans une position inconfortable — accepter une pause qui figerait les gains territoriaux de Moscou — tout en donnant à la Russie l’impression qu’Erdogan comprend ses lignes rouges.
Et pendant ce temps, Washington applaudit silencieusement : un cessez-le-feu gelé, même imparfait, permettrait à l’administration Trump de clamer une « désescalade », sans payer le prix politique d’une chute dans la vente d’armements à l’Ukraine.
Erdogan en profite pour renforcer son propre rôle régional, déjà dopé par ses relations économiques avec la Russie, ses liens militaires avec l’Ukraine, et sa position de gardien des détroits — un levier immense sur les flux russes en mer Noire. Le message est simple : tant que la guerre dure, la Turquie reste indispensable. Tant que les négociations patinent, Ankara devient le passage obligé. Et tant que Washington cherche un relais moins compromettant que certains Européens trop impliqués, Erdogan s’installe dans ce rôle avec un opportunisme consommé.
Dans cette partie d’échecs, la Turquie n’est pas un médiateur : c’est une partie. Et un joueur qui entend ressortir du chaos avec plus de poids qu’avant, quitte à rendre la paix un peu plus lointaine tant que son utilité, elle, reste intacte.
Une paix qui recule à mesure que chacun avance ses pions
À écouter les occidentaux, la paix en Ukraine serait une question de volonté. Kiev accuse Moscou d’obstruction, Moscou accuse l’Occident de sabotage, les Européens dénoncent l’usure du Kremlin, Washington s’inquiète de l’usure de l’opinion publique, et Ankara prétend détenir les clés de la sortie de crise. Sur le papier, tout le monde veut la paix. Dans les faits, chacun veut surtout une paix qui lui ressemble.
La Russie ne fera pas de concessions tant qu’elle aura l’avantage sur le terrain, pourquoi en ferait-elle ? L’Ukraine n’a plus les moyens de peser, affaiblie par les scandales et l’évaporation progressive du soutien occidental. Les Européens bricolent des pressions qui, parfois, explosent littéralement sous un navire en mer Noire. Les Etats-Unis, eux, approchent un tournant stratégique : réorienter leur énergie vers l’Asie tout en prétendant gérer un conflit qu’ils ne veulent plus financer au même niveau. Et la Turquie, fidèle à son style, se glisse dans les interstices : assez proche de chacun pour être écoutée, jamais assez loyale pour être fiable.
Résultat : la guerre continue, les morts s’accumulent, et la paix s’éloigne — non faute d’accord, mais faute d’accord réalisable. Ce n’est pas un blocage, c’est un équilibre de cynismes. Chacun attend que l’autre cède ; personne ne veut être celui qui pliera.
La seule certitude, pour l’instant, c’est que les négociations patinent… et que personne ne semble vraiment pressé d’en changer le rythme



