L'Edito

NIZAR JLIDI écrit : Trump – Frères musulmans : des compromis après vingt ans d’aveuglement

l'écrivain et l'analyste politique Nizar Jlidi
l’écrivain et l’analyste politique Nizar Jlidi

La Maison-Blanche annonce l’examen puis la mise sur liste noire de plusieurs branches des Frères musulmans. Une décision spectaculaire, applaudie par certains alliés régionaux de Trump, mais qui pose une question centrale : pourquoi maintenant, alors que le mouvement islamiste est affaibli, fragmenté, et neutralisé dans la plupart des pays où il prospérait ? Trump réactive un dossier qu’il avait ignoré lors de son premier mandat, tout en cajolant d’autres terroristes dans la région. Une démonstration de force tardive, qui ressemble surtout à un calcul politique.

 

Washington ressort un vieux dossier comme on dépoussière un accessoire de campagne. La Maison-Blanche dévoile un décret visant plusieurs antennes des Frères musulmans, les accusant de fournir «un environnement propice au terrorisme » et de jouer un rôle trouble dans les crises régionales. Sur le papier, le message se veut clair : les Etats-Unis durcissent la ligne face aux mouvances islamistes.

Mais le calendrier interroge. Le mouvement frériste n’a jamais été aussi affaibli : écrasé en Egypte, inexistant en Syrie, fragmenté en Tunisie… Au moment même où Donald Trump s’affiche, sans gêne, avec Ahmed al-Charaa – le président syrien et ex-terroriste – il choisit de cibler une organisation qu’il avait soigneusement ignorée pendant son premier mandat. L’effet d’annonce est imposant, mais l’objectif réel demeure flou.

Ce décret dit beaucoup moins des Frères musulmans que de l’état actuel de la stratégie américaine : hésitante, saccadée, souvent influencée par des considérations internes. Il dit aussi la nervosité d’une administration Trump sous pression israélienne, cherchant à montrer qu’elle « agit », même si la cible est plus commode que pertinente.

 

Une décision tardive, qui ne répond à aucune urgence réelle

 

La Maison-Blanche présente sa mesure comme indispensable à la sécurité internationale. Pourtant, rien dans l’actualité proche des Frères musulmans ne justifie une intervention soudaine. Le mouvement, jadis influent dans plusieurs pays arabes, est aujourd’hui morcelé et réduit à une présence surtout symbolique. En Egypte, il a été décapité dès 2013 ; en Tunisie, il a perdu le pouvoir et l’assise sociale qu’il prétendait conserver ; en Jordanie et au Liban, il ne représente plus un acteur susceptible de menacer un Etat.

Le paradoxe est criant : Trump avait eu quatre années, entre 2017 et 2021, pour procéder à une telle désignation. À l’époque, la confrérie était encore structurée, soutenue par plusieurs réseaux (américains notamment), et impliquée dans la vie politique de pays clés. Mais Washington n’avait rien tenté. C’est seulement maintenant, alors que le mouvement est exsangue et que le monde arabe a tourné la page, que les Etats-Unis brandissent la menace d’un classement de l’organisation comme terroriste.

Cette temporalité étrange montre que le décret ne répond pas à une montée du risque, mais à une logique opportuniste. L’administration américaine vise une cible qui ne ripostera pas, dans un contexte où la région bouge vite et où Washington peine à conserver son influence. C’est aussi, plus subtilement, une manière de flatter une frange de l’électorat républicain, habituée à voir les Frères musulmans comme la matrice de toutes les organisations islamistes – le nom n’est pas trop complexe pour l’Américain lambda – malgré l’épaisseur des divergences idéologiques qui les séparent du Hamas ou du Hezbollah.

Dans les faits, la mesure produit surtout un effet d’annonce. Sauf surprise, elle ne modifiera ni les équilibres régionaux, ni les stratégies des Etats menacé par l’islamisme politique. Elle sonne comme un geste diplomatique, un signal adressé davantage aux alliés de Washington qu’aux acteurs réellement impliqués dans un bras de fer avec les Frères musulmans.

 

Les « bons » et les « mauvais »terroristes : Washington fait son shopping

 

Derrière le décret de la Maison-Blanche se cache un vieux réflexe américain : classer les organisations selon leur utilité stratégique plutôt qu’en fonction de critères objectifs. Les Frères musulmans deviennent, du jour au lendemain, un danger pressant — alors même que Washington ferme les yeux sur d’autres acteurs autrement plus impliqués dans les conflits régionaux (Al-Qaïda ?).

Le contraste le plus saisissant reste la relation inattendue entre Washington et Ahmed al-Charaa, le nouveau dirigeant syrien, dont le passé est largement documenté dans les cercles de renseignement. Là où les Frères musulmans sont aujourd’hui affaiblis et marginalisés, al-Charaa demeure une figure issue d’une organisation terroriste particulièrement sanguinaire. Pourtant, il a été reçu avec les honneurs, sans réticence apparente, dans le cadre de la nouvelle stratégie américaine en Syrie. Si l’objectif était réellement de lutter contre toutes les mouvances extrémistes, cet alignement serait difficile à expliquer.

La Maison-Blanche sait également que la théorie d’un lien organique entre les Frères musulmans et le Hamas — insinuée dans son communiqué officiel — ne repose sur aucune réalité politique. Les branches jordanienne, égyptienne ou libanaise de la confrérie ont toujours pris leurs distances avec les factions armées, parfois même au point de les condamner publiquement. La fracture doctrinale est profonde : les Frères musulmans défendent une lecture religieuse conservatrice et formaliste, quand le Hamas et le Hezbollah s’inscrivent dans une logique de lutte armée territoriale voire anticoloniale. Même l’aile qatarie des Frères n’a jamais représenté un pont réel entre ces univers idéologiques.

En présentant cette désignation comme une mesure antiterroriste globale, Washington donne pourtant l’impression d’un tri sélectif : les extrémistes qui s’opposent à ses intérêts deviennent des cibles, ceux qui peuvent faciliter un agenda diplomatique deviennent des partenaires. Dans ce schéma, les Frères musulmans cochent toutes les cases du « mauvais ennemi » : faibles, divisés, politiquement isolés. Ils offrent une cible parfaite, incapable de provoquer une crise diplomatique majeure en retour.

Pour les pays arabes qui suivent ce dossier depuis des décennies, le message est clair : les Etats-Unis ne s’attaquent pas à la radicalité en tant que phénomène ni aux crimes terroristes, mais à ce qu’ils peuvent dénoncer sans coût. C’est cette hiérarchie implicite qui rend la décision de Trump si déroutante : elle arrive au moment où la région attend des gestes forts sur Gaza, la Syrie, le Liban, l’Irak — pas un geste symbolique contre une organisation qui ne pèse plus grand-chose.

 

Rassurer l’entité sioniste et sonder les voisins : une manœuvre plus géopolitique qu’idéologique

 

Si la Maison-Blanche prétend viser l’extrémisme, la chronologie raconte autre chose. La désignation intervient au moment où l’administration Trump est sous pression pour « tenir parole » vis-à-vis de ses partenaires régionaux — au premier rang desquels l’entité sioniste, qui traverse une situation sécuritaire instable depuis la rupture de la trêve à Gaza et la multiplication des fronts secondaires.

Dans ce contexte, le décret tombe comme un geste calibré : une mesure dure, spectaculaire, mais sans conséquences opérationnelles réelles. Les branches des Frères musulmans ciblées n’ont plus la capacité militaire qu’elles pouvaient revendiquer dans les années 1990 ou au début du « printemps arabe ». Elles n’ont ni le poids régional du Hezbollah, ni l’assise territoriale du Hamas, ni même l’influence sociale qu’elles avaient autrefois en Egypte ou en Tunisie. En d’autres termes, les condamner aujourd’hui ne coûte rien.Ce qui, paradoxalement, le rend utile sur le plan politique.

Pour Israël, cette désignation offre deux gains symboliques. D’abord, elle crée une continuité narrative : Washington « élargit » le spectre des ennemis potentiels plutôt que de s’attaquer à un conflit précis. Ensuite, elle envoie aux voisins immédiats de la Palestine occupée — Jordanie, Egypte, Liban — un message codé : la Maison-Blanche surveille de près tout ce qui, de près ou de loin, alimente des sociologies favorables à la mobilisation populaire pro-palestinienne. Même si ces gouvernements sont aujourd’hui loin d’être alignés sur les Frères musulmans, ils connaissent la sensibilité de leurs opinions publiques.

Le second destinataire implicite, ce sont les Etats qui constituent un « cache-tampon » stratégique pour Israël. Plus l’administration Trump perçoit la région comme incertaine, plus elle use de classifications politiques pour figer les lignes : un groupe déclaré, un autre ménagé, un troisième réhabilité sous prétexte de « transition ». C’est une vieille méthode américaine : créer des catégories pour gérer l’instabilité.

Et le timing ne trompe pas. Depuis des mois, la diplomatie de Trump cherche à se sortir du bourbier syrien, à contenir l’avancée iranienne — sans succès — et à maintenir une illusion de contrôle en Irak. Face à ce tableau, le dossier Frères musulmans n’est pas une priorité, mais un signal : les Etats-Unis restent capables de prendre des décisions unilatérales visibles, même lorsque l’agenda régional leur échappe.

Cette décision ressemble donc moins à une doctrine qu’à un outil : on rassure ici, on intimide là, on montre qu’on peut encore marquer le tempo. Le problème, c’est que cela n’éclaircit rien. Cela ne règle ni le génocide à Gaza, ni le sud libanais, ni la Syrie, ni l’Irak, ni la Mer Rouge menacée d’embrasement. Cela ne change rien au rapport de forces réel entre puissances régionales. C’est un feu d’artifice diplomatique : lumineux un instant, mais sans impact structurel.

 

Un geste tardif qui en dit long sur l’impasse américaine

 

Cette décision arrive trop tard pour produire le moindre effet réel. Elle aurait eu un sens dans les années où les Frères musulmans pesaient encore dans les urnes, dans les gouvernements ou dans la rue. En 2017, Trump évoquait déjà l’idée de les classer comme terroristes, mais n’avait jamais franchi le pas. Au moment où l’organisation était vivante et structurée, Washington tergiversait ; aujourd’hui qu’elle n’existe plus que sous forme de chapelles résiduelles ou de réseaux exilés, la Maison-Blanche agit enfin, comme si elle cherchait surtout à rattraper le symbole plutôt que la menace.

L’autre incohérence saute aux yeux : si un Etat garde encore un lien organique — même réduit — avec l’héritage frériste, c’est le Qatar. Doha a longtemps servi de refuge à plusieurs figures du mouvement et continue d’occuper un rôle central dans les médiations entre Hamas, Hezbollah et Occidentaux. Pourtant, Washington n’a aucune intention de heurter cet allié, indispensable sur les dossiers gaziers, sécuritaires et diplomatiques. Le choix des cibles n’obéit donc pas à une logique contre-terroriste, mais au calcul politique : sanctionner lorsque ça ne coûte rien, ménager ce qui reste utile.

Au fond, la décision de Trump traduit un ralentissement net de son agenda moyen-oriental. Elle ne résout aucun blocage. La Maison-Blanche semble agir par réflexe plus que par stratégie, comme si elle cherchait à masquer l’absence de vision par un geste d’autorité. En désignant un ennemi affaibli, elle contourne l’essentiel : la région se redessine sans elle, et les rapports de force évoluent dans des directions qu’elle ne contrôle plus.

En réalité, classer quelques branches des Frères musulmans comme organisations terroristes n’est pas une politique. C’est un substitut de politique. Une manière pour Washington de donner l’impression d’agir alors que tout, dans la région, indique qu’elle ne sait plus exactement quoi faire.

 

Au Moyen-Orient, Trump cherche encore sa cible

 

Cette mesure dit surtout quelque chose de l’Amérique de Trump : elle ne sait plus où se situer dans un Moyen-Orient qui regarde plus vers la Chine que vers les Etats-Unis. L’arc régional a changé de centre de gravité, mais Washington continue de manier ses outils comme si l’époque n’avait pas bougé. Les Frères musulmans sont devenus un symbole creux, un sujet facile à désigner pour donner le sentiment d’une fermeté retrouvée. Pendant ce temps, les véritables équilibres se jouent ailleurs : dans les capitales du Golfe, dans la résilience iranienne, dans les jeux de puissance turcs, dans la recomposition syrienne, dans le rapprochement entre l’Arabie saoudite et le Pakistan…

Trump découvre que la région ne lui offre plus les leviers du premier mandat. Les accords Abraham ne produisent plus d’élan. Les pays du Golfe arabe refusent désormais d’y adhérer coute que coute. Les soutiens traditionnels de Trump ne sont plus dociles. Les partenaires arabes avancent leurs propres agendas, refusent les normalisations forcées et ne s’alignent plus automatiquement sur les priorités américaines. Dans ce paysage, frapper les Frères musulmans revient à cibler une silhouette plutôt qu’un acteur. Plus important, Trump a été forcé de reconnaitre et traiter avec Al-Qaïda, malgré les horreurs que ce dernier a commis dans la région, dans le monde et, d’un point de vue américain… aux Etats-Unis !

La Maison-Blanche tente ainsi d’envoyer plusieurs messages à la fois : rassurer Israël, faire croire à une reprise en main du dossier sécuritaire, rappeler à certains alliés arabes qu’elle peut encore moduler la pression. Mais derrière cette gestuelle, une évidence s’impose : les Etats-Unis réagissent plus qu’ils ne dirigent. Ils sanctionnent sans stratégie, interviennent sans horizon et répondent à des pressions intérieures plus qu’à des nécessités géopolitiques.

Il en ressort une contradiction flagrante : en proclamant qu’elle s’attaque à l’idéologie, l’administration américaine vise en réalité à masquer son incapacité à peser sur les réalités politiques. Elle lutte contre des ombres, faute d’avoir prise sur les acteurs qui, eux, modèlent réellement la région. C’est moins un tournant qu’un aveu : l’Amérique reste une puissance mondiale, mais elle peine à comprendre le terrain où elle continue pourtant de vouloir jouer.

 

On pourrait croire que Washington vient enfin de découvrir la nature des Frères musulmans, comme un touriste qui réalise vingt ans plus tard que la médina n’est pas un centre commercial. L’annonce arrive avec un sérieux solennel, comme si Trump venait de résoudre une équation historique. En réalité, l’administration américaine ressemble surtout à un élève qui rend sa copie après la fin de l’examen, persuadé qu’on va encore la corriger.

Derrière le grand fracas sécuritaire, il y a surtout un aveu discret : les Etats-Unis n’ont plus la main sur la région. Ils classent, déclament, désignent… mais sans réelle prise sur ceux qui tiennent aujourd’hui le rapport de force. Une manière élégante — ou gênante — de rappeler qu’on peut être la première puissance du monde et tout de même courir derrière les évènements.

Quant aux Frères musulmans, que Washington semble découvrir comme une menace contemporaine, ils ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils étaient. Trump s’attaque à un fantôme pour donner l’impression d’un geste viril. Un rituel politique, plus qu’une politique réelle. Et une façon très américaine de régler les problèmes : en pointant du doigt un acteur qui n’est pas éminemment dangereux… et en évitant soigneusement ceux qui le sont immédiatement.

L’illusion est impeccable : une mesure spectaculaire, un ennemi facile, un message rassurant pour Netanyahu et un rappel d’autorité pour quelques « alliés régionaux ». Mais sous la surface, la vérité est moins glorieuse : ce classement n’est pas une stratégie, c’est une posture. Un peu comme si l’Amérique jouait à refaire le Moyen-Orient avec une carte périmée.

Le monde avance, les équilibres changent, les alliances se recomposent. Washington, lui, continue d’agiter les mêmes drapeaux. À chacun sa manière d’affronter le 21e siècle. Certains redessinent la région, d’autres redessinent leurs listes noires.

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