L'Edito

NIZAR JLIDI ECRIT/Assemblée générale de l’ONU 2025 : un monde fracturé

 

 

le journaliste et analyste politique Nizar JLIDI
le journaliste et analyste politique Nizar JLIDI

 

À la veille de l’ouverture de l’Assemblée générale des Nations unies, les États-Unis se retrouvent seuls contre tous. Leur sixième véto depuis 2023 sur une résolution appelant à un cessez-le-feu à Gaza a mis en lumière un isolement croissant. Derrière le symbole, c’est la légitimité même de l’ONU qui vacille.

L’image est saisissante : quatorze voix pour, une voix contre. Dans la salle du Conseil de sécurité, ce jeudi, les regards se sont croisés, incrédules mais habitués. Les États-Unis ont de nouveau bloqué une résolution appelant à un cessez-le-feu immédiat et à la levée des entraves humanitaires à Gaza. Depuis le déclenchement de la guerre, Washington a actionné son droit de véto à six reprises, chaque fois pour protéger son allié israélien. Cette fois, la dissonance est encore plus forte. Quelques jours plus tôt, une commission d’enquête internationale accusait Israël de mener un génocide visant à détruire le peuple palestinien. Et tandis que les hôpitaux de Gaza croulent sous les bombes et que les chiffres des morts dépassent les 65 000 (la réalité étant sans doute beaucoup plus catastrophique), l’Amérique continue d’opposer son bras de fer au reste du monde.

Un véto de trop

À New York, l’ambassadrice américaine a défendu la position de son pays (Israël ?) : « Cette résolution établit une fausse équivalence dangereuse entre Israël et le Hamas. Il ne peut y avoir d’équivalence entre les deux. Les otages doivent être libérés immédiatement, sans conditions. Le président Trump ne l’acceptera jamais autrement. » Le texte bloqué appelait à un cessez-le-feu permanent, à l’entrée sans restriction de l’aide humanitaire et à la libération des otages. Autrement dit, il condensait les exigences minimales portées par la quasi-totalité des délégations.

Pour Washington, il s’agissait pourtant d’un piège rhétorique : le document, en ne désignant pas explicitement le Hamas comme agresseur, « légitimait » indirectement l’organisation, selon les diplomates américains. Un argument que la majorité des États rejette. L’Algérie, qui siège au Conseil de sécurité, a dénoncé une « politique de deux poids, deux mesures qui mine le droit international ». La Chine a rappelé que « le Conseil doit protéger les civils, pas se faire le relais d’intérêts particuliers ». Même les alliés européens de Washington n’ont pas masqué leur malaise : la France a voté en faveur du texte, insistant sur la nécessité d’« un arrêt immédiat des hostilités et d’un accès humanitaire sans entraves ».

La disproportion saute aux yeux : 14 voix pour, un véto. Le contraste est tel qu’il confine au symbole. Les États-Unis, superpuissance militaire et financière, apparaissent désormais comme un État minoritaire, défendant une ligne isolée face au reste de la communauté internationale. Ce renversement d’image est d’autant plus frappant que la question palestinienne sera le premier sujet à l’ordre du jour de l’Assemblée générale. Dans les couloirs de l’ONU, plusieurs diplomates parlent d’« humiliation » et d’« entêtement suicidaire ».

Ce véto de septembre 2025 a valeur de signal : il marque le point où la mécanique habituelle de blocage ne convainc plus personne. En maintenant l’Etat sioniste à l’abri de toute sanction, Washington s’expose à une perte d’influence structurelle. L’Assemblée générale, où aucun pays n’a de droit de véto, pourrait bien s’imposer comme l’autre scène de la diplomatie mondiale, au détriment du Conseil. Les 193 membres sont désormais appelés à combler ce vide. La fracture est actée : l’administration Trump n’empêche plus seulement une résolution, elle cristallise le sentiment que l’ordre international est bancal, et que sa refondation devient urgente.

Sur cette terre, il y a de qui mérite vie

L’Assemblée générale s’ouvrira le 22 septembre sur une conférence consacrée exclusivement à la question palestinienne, coprésidée par la France et l’Arabie saoudite. Ce choix d’agenda n’est pas anodin : il place Gaza et la reconnaissance de l’État palestinien au cœur des débats, avant même que les grandes puissances ne déclinent leurs visions du monde. Emmanuel Macron et Mohammed ben Salmane ont convenu, lors d’un échange téléphonique le 20 septembre, de hausser le niveau politique de cette conférence, afin d’en faire un point de ralliement. Ils s’appuient sur la « Déclaration de New York », déjà adoptée par une large majorité, qui appelle à la mise en œuvre concrète de la solution à deux États.

Mais l’ombre américaine plane. Washington a refusé d’accorder un visa à Mahmoud Abbas, forçant l’Assemblée à voter un dispositif exceptionnel : pour la première fois, un chef d’État reconnu pourra intervenir par visioconférence lors du débat général. Le texte autorisant Abbas à s’exprimer à distance a été soutenu par 145 pays. Une gifle diplomatique pour les États-Unis, accusés de transformer leur pouvoir d’accueil en instrument de chantage. Ce précédent nourrit déjà les spéculations sur l’avenir : que se passera-t-il si l’ONU devait un jour déménager hors de New York ?

Le contexte est électrique : Israël poursuit son assaut sur Gaza, tuant encore soixante civils le 20 septembre. En parallèle, la dynamique de reconnaissance d’un État palestinien s’accélère. Après l’Espagne, l’Irlande, la Slovénie et la Norvège en 2024, dix autres pays – dont l’Australie, la Belgique, la Grande-Bretagne et le Canada – s’apprêtent à franchir le pas cette semaine. À Londres, KeirStarmer doit officialiser la reconnaissance dès dimanche. Un basculement historique pour un pays qui, depuis des décennies, conditionnait ce geste à un « accord de paix ».

Dans les couloirs de l’ONU, certains diplomates parlent déjà d’« effet boule de neige ». La reconnaissance devient moins un outil diplomatique qu’un devoir moral. L’entité sioniste, en multipliant les offensives militaires et les projets de colonisation – notamment le chantier E1 en Cisjordanie, qui couperait le territoire palestinien en deux – contribue lui-même à la perte de crédibilité du statu quo.

Ainsi, le sommet de New York cristallisera une évidence : l’équilibre international a basculé. Longtemps cantonnée à des votes symboliques, la question palestinienne devient la clé d’un réagencement plus large, où les puissances émergentes et les pays du Sud imposent leur tempo. Pour Washington, maintenir son véto équivaut désormais à s’exposer à un isolement assumé. Pour Tel-Aviv, la perte d’alliés traditionnels s’annonce plus dangereuse que les condamnations rituelles.

Ukraine, OTAN et fractures nouvelles

D’un autre côté, sur fond de guerre en Ukraine, la sécurité européenne s’invite de force à l’Assemblée générale. Moscou nie toute incursion en Estonie, malgré les protestations de Tallinn et la mobilisation de l’OTAN. Le 20 septembre, trois avions russes auraient violé l’espace aérien estonien pendant douze minutes, une première d’une telle ampleur. Quelques jours plus tôt, vingt drones russes avaient déjà pénétré l’espace polonais, dont certains abattus par des chasseurs de l’Alliance. Varsovie a parlé du « moment le plus proche d’un conflit ouvert depuis 1945 ». En réponse, la Royal Air Force britannique a dépêché des Typhoon au-dessus de la Pologne, confirmant que la ligne de front n’est plus seulement ukrainienne, mais paneuropéenne.

Pour Moscou, l’objectif est clair : tester la cohésion occidentale, montrer que les lignes rouges peuvent être franchies sans provoquer de rupture immédiate. Pour Washington, affaibli par ses contradictions sur Gaza, ces incidents sont une aubaine : ils réactivent le réflexe atlantique et maintiennent l’Europe dans le giron américain. Pour les Européens, en revanche, le dilemme est plus cruel : comment soutenir Kiev tout en gérant un front sud – la Palestine – qui les met en porte-à-faux avec leur opinion publique et fragilise leur autonomie stratégique ?

Dans ce contexte tendu, l’Amérique latine s’affirme comme un acteur imprévu. À New York, Javier Milei rencontrera Donald Trump et Benjamin Netanyahu, scellant son alignement total sur le duo américano-israélien. Symbole d’un ultralibéralisme assumé, Milei fait entrer l’Argentine dans un axe idéologique où la défense d’Israël prime sur toute considération humanitaire – voire sur les intérêts de son propre pays. À l’inverse, le Brésil de Lula a pris la tête du front juridique contre Tel-Aviv. En rejoignant la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice pour génocideà Gaza, Brasília envoie un message clair : le droit international reste l’arme du Sud global face aux puissances militaires.

Ce contraste latino-américain dit beaucoup de la nouvelle donne mondiale. D’un côté, un alignement sans nuances sur Washington ; de l’autre, une volonté d’affirmer une autonomie stratégique, au prix de la confrontation avec les États-Unis. Depuis les années 1960, l’Amérique latine a souvent basculé du côté des causes anticoloniales. Aujourd’hui encore, c’est au Brésil, au Mexique, en Colombie que se dessinent des alternatives au récit dominant de l’Occident.

Ainsi, à l’Assemblée générale, l’Ukraine et Gaza ne seront pas deux dossiers séparés mais les deux faces d’un même dilemme : jusqu’où le système international peut-il tenir si les règles ne valent que pour certains ? Les discours russes, chinois, brésiliens et sud-africains insisteront sur cette cohérence manquante. Face à eux, Washington brandira son double standard comme une nécessité stratégique. Mais à mesure que les reconnaissances de l’État palestinien s’accumulent et que l’OTAN se retrouve happée par des tensions imprévues, la fracture entre Nord et Sud s’élargit. L’Assemblée générale de 2025 pourrait bien être le moment où ce fossé devient irréversible.

Multipolarité imposée : Washington, Pékin et Moscou face à l’Assemblée

La fracture ne se limite pas aux guerres en cours. Elle touche à l’architecture même du système onusien. Depuis deux ans, les États-Unis réduisent leur contribution financière : près de 4,9 milliards de dollars d’aide étrangère supprimés, dont plus de 800 millions destinés aux opérations de maintien de la paix. Pour 2026, l’ONU anticipe un déficit d’au moins 500 millions sur son budget de base, ce qui menace directement les casques bleus et les missions humanitaires. Dans le même temps, Washington bloque l’entrée de délégations – Mahmoud Abbas et la délégation palestinienne cette année – et impose ses priorités. Aux yeux de beaucoup, l’hôte de l’ONU en est devenu le saboteur.

C’est dans ce contexte que Pékin et Moscou affinent leur discours. La Russie insiste sur le droit international comme rempart contre « l’arbitraire des coalitions ». À l’Assemblée, elle rappellera que quatorze membres du Conseil de sécurité ont soutenu la dernière résolution sur Gaza, contre une seule voix. Elle fera de ce chiffre un étendard, celui d’un monde où l’Occident n’est plus qu’une minorité. La Chine, elle, joue une autre carte : celle de la réforme institutionnelle. Pékin plaide pour un élargissement du Conseil de sécurité, une réduction de la portée du veto et un rôle accru du G77. Son discours attendu sur la multipolarité cherchera à capter le « Sud global », non par la confrontation mais par l’offre d’une ONU rééquilibrée.

Ce jeu d’influence s’appuie sur des dynamiques régionales déjà visibles. L’Arabie saoudite, après avoir multiplié les signaux d’ouverture envers le Hezbollah et l’Iran, se rapproche un peu plus des BRICS+, suivant la trajectoire des Émirats arabes unis. Le pacte de défense signé avec le Pakistan accentue ce glissement, en suggérant la possibilité d’un parapluie nucléaire islamabadien pour Riyad. Là encore, Washington se retrouve en décalage : ses ventes d’armes à Israël consolident un axe qui fragilise sa crédibilité dans le Golfe arabe.

Ainsi, l’Assemblée générale de 2025 se présente comme un moment de bascule. Non parce que les grandes puissances y trouveront un accord, mais parce que la scène même, conçue à San Francisco en 1945, montre ses fissures. L’ordre fondé sur le veto américain, la rente financière de Washington et l’hospitalité new-yorkaise n’est plus accepté comme allant de soi. Le Sud global, de Brasília à Alger, de Pretoria à Pékin, commence à tester des alternatives, qu’elles soient juridiques, diplomatiques ou stratégiques. L’Assemblée générale n’est plus seulement une tribune : elle devient le miroir des recompositions, où l’isolement de l’Amérique se mesure en chiffres, en coupes budgétaires et en silences gênés.

En définitive, l’Assemblée générale de l’ONU n’est plus ce rituel convenu où chacun défile à la tribune pour réciter son credo diplomatique. C’est un champ de bataille symbolique, où se mesurent l’isolement américain, le culot israélien et l’affirmation d’un Sud global qui refuse de rester spectateur à mesure que les populations sont de plus en plus éduquées et conscientes. Le véto américain à Gaza, le refus de visa à Mahmoud Abbas, les drones russes abattus au-dessus de la Pologne, la reconnaissance palestinienne par Londres et d’autres capitales : chaque épisode est une pièce d’un puzzle plus vaste.

À New York, la Palestine ouvre le débat, mais derrière elle se profile une question plus lourde : qui écrit désormais les règles du jeu ? Si Washington continue de miser sur le rapport de force, Pékin et Moscou misent sur le récit, et Brasília sur le droit. La fragmentation est visible, irréversible peut-être. Pour certains, c’est le signe d’une ONU moribonde. Pour d’autres, celui d’une mue inévitable, où le multilatéralisme ne se décrète plus à Washington mais se construit entre Riyad, Pretoria, Mexico ou Pékin.

Le 80ᵉ anniversaire de l’organisation n’aura pas le parfum des commémorations. Il aura celui des ruptures. L’Assemblée générale qui s’ouvre porte en elle un message limpide : le monde n’attend plus que les grandes puissances s’accordent, il s’organise malgré elles. Et dans cette recomposition, la Palestine n’est plus une cause marginale mais l’avant-garde morale d’un système international à réinventer.

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