NIZAR.JLIDI écrit: Les hydrocarbures en Tunisie face au déficit énergétique et à l’incompréhension populaire

La Tunisie dispose de données publiques, vérifiées et régulières sur son secteur des hydrocarbures. Pourtant, le soupçon d’opacité persiste. Entre mythe pétrolier, confusion géographique et choc énergétique mondial, le fossé entre la réalité chiffrée et la perception populaire ne cesse de s’élargir. Et avec lui, le danger du déficit énergétique et l’implosion des prix.
Le débat sur l’énergie en Tunisie revient avec une régularité presque mécanique, souvent à la faveur d’une hausse des prix, d’un débat budgétaire ou d’actualitésconcernant les pays voisins. Début décembre, la National Oil Corporation (NOC) libyenne a indiqué qu’elle dévoilerait prochainement les majors retenues pour de nouveaux permis d’exploration pétrolière et gazière. Dans l’opinion tunisienne, ce type d’annonce ravive une conviction persistante : la Tunisie disposerait elle aussi de ressources importantes, volontairement dissimulées ou mal exploitées.
Cette lecture résiste mal aux faits. La Tunisie est un producteur modeste d’hydrocarbures, structurellement déficitaire en énergie et de plus en plus dépendante des importations. Cette réalité est documentée par des chiffres officiels, publiés par des organismes publics tunisiens. Le problème n’est donc pas l’absence d’information, mais sa fragmentation, sa technicité et son faible portage pédagogique. Sans oublier, évidemment, l’ignorance et manque de recherche des journalistes, politiciens et autres commentateurs de la vie publique.
Dans un contexte mondial marqué par des tensions géopolitiques – de l’Amérique latine au Moyen-Orient – et par une remontée des prix du pétrole, cette incompréhension pèse lourdement sur le débat public tunisien. Elle alimente des soupçons qui masquent les véritables enjeux : le déclin de la production nationale, la dépendance énergétique croissante et le coût budgétaire de cette vulnérabilité.
Une idée reçue tenace : la Tunisie serait riche en pétrole
L’idée selon laquelle la Tunisie disposerait de réserves pétrolières importantes, comparables à celles de ses voisins, reste profondément ancrée. Elle repose sur une double confusion : géographique et historique.
Sur le plan géographique, la proximité avec la Libye – l’un des principaux producteurs africains de pétrole – nourrit l’illusion d’un sous-sol partagé ou similaire. Or, les bassins pétroliers tunisiens sont limités, fragmentés et largement matures. La majorité des champs en exploitation ont été découverts entre les années 1960 et 1980, avec des niveaux de production qui ont culminé il y a plusieurs décennies avant d’entrer dans un déclin continu.
Sur le plan des chiffres, la réalité est sans ambiguïté. En 2025, la production nationale de pétrole brut oscille autour de 26 000 à 28 000 barils par jour, avec un point bas officiellement enregistré fin août à environ 27 000 barils par jour. À titre de comparaison, la Libye produit, hors périodes de crise, plus d’un million de barils par jour. La Tunisie n’a jamais appartenu à cette catégorie.
Cette production limitée ne permet pas de couvrir la consommation intérieure, même en partie. Elle n’offre aucune marge d’exportation stratégique et ne protège pas le pays des chocs externes. L’image d’un Etat pétrolier frustré par une mauvaise gestion relève donc davantage du récit politique que de l’analyse énergétique.
À cela s’ajoute une confusion persistante autour du sud tunisien. La présence de champs pétroliers et gaziers, bien réels mais modestes, a conduit à interpréter les restrictions d’accès à certaines zones désertiques comme un mécanisme de dissimulation. En réalité, ces restrictions répondent d’abord à des impératifs sécuritaires dans une région frontalière sensible, où l’activité pétrolière coexiste avec le terrorisme, la contrebande, l’immigration illégale et des enjeux de sécurité bien plus larges.
Ce décalage entre perception et réalité constitue le point de départ de l’incompréhension actuelle. Tant que la production tunisienne sera perçue comme un potentiel caché plutôt que comme un secteur mature et contraint, le débat public continuera de s’appuyer sur des attentes irréalistes aux conséquences graves.
Les chiffres officiels : une production en déclin et une dépendance énergétique structurelle
Les données publiées par les organismes officiels tunisiens dressent un tableau cohérent et constant : la Tunisie est entrée depuis longtemps dans une phase de déclin structurel de sa production d’hydrocarbures, tandis que sa consommation intérieure continue d’augmenter.
Sur le pétrole brut, la tendance est nette. La production nationale, qui dépassait encore 120 000 barils par jour au début des années 2000, s’est contractée progressivement au fil de l’épuisement des champs matures. En 2024–2025, elle se situe autour de 27 000 barils par jour, avec des fluctuations mensuelles liées à la maintenance des champs et aux contraintes techniques. Cette chute n’est pas conjoncturelle : elle est le résultat mécanique d’un sous-sol surexploité.
Le gaz naturel occupe aujourd’hui une place plus centrale dans le mix énergétique tunisien, mais là aussi, la production nationale reste insuffisante. Les principaux apports proviennent de champs exploités en partenariat, notamment le projet Nawara, opéré par OMV (anciennement Shell) en association avec l’Entreprise Tunisienne d’Activités Pétrolières (ETAP). Nawara a permis, depuis son entrée en production, de ralentir temporairement la hausse des importations, mais sans inverser la tendance de fond. La production locale couvre une part limitée de la demande, en particulier pour la production d’électricité, qui absorbe l’essentiel du gaz consommé en Tunisie.
Cette insuffisance se traduit par un taux de dépendance énergétique élevé, régulièrement supérieur à 50 %. Autrement dit, plus de la moitié des besoins énergétiques de la Tunisie sont couverts par des importations. Une part significative du gaz consommé provient d’Algérie, que ce soit via des contrats d’approvisionnement ou à travers les mécanismes liés au transit du gaz algérien vers l’Europe.
Sur le plan budgétaire, cette dépendance pèse lourdement. Les importations d’énergie constituent l’un des principaux facteurs du déficit commercial tunisien. Lorsque les prix internationaux du pétrole et du gaz augmentent, l’impact est immédiat sur les finances publiques, sur la balance des paiements etsur le pouvoir d’achat. Les débats autour du budget 2026 ont d’ailleurs largement mis en lumière ce point : la facture énergétique demeure l’un des postes les plus volatils et les plus difficiles à maîtriser.
Le contexte international accentue cette vulnérabilité. La guerre en Ukraine d’abord. Puis les tensions récentes sur les marchés mondiaux, notamment après les développements en Amérique latine et les pressions exercées sur des producteurs comme le Venezuela, ont contribué à une remontée des prix du pétrole. La Tunisie, en tant que pays importateur net d’énergie, subit ces chocs sans disposer de leviers internes pour les amortir durablement.
Ces chiffres, publics et vérifiables, montrent que la question énergétique tunisienne ne relève ni du secret ni de la dissimulation. Elle relève d’une contrainte structurelle. Le véritable enjeu n’est donc pas de découvrir « le pétrole caché », mais de gérer un déficit énergétique chronique dans un environnement international de plus en plus instable.
Qui exploite réellement les hydrocarbures en Tunisie : acteurs identifiés et cadre légal strict
Contrairement à une autre idée largement répandue, l’exploitation des hydrocarbures en Tunisie ne repose ni sur une constellation opaque de parties inconnues ni sur des arrangements hors contrôle de l’Etat. Elle s’inscrit dans un cadre juridique ancien, précis et contraignant, qui place l’Etat tunisien au cœur de toutes les opérations.
Aucun permis de recherche, aucune concession d’exploitation ne peut exister sans la participation directe de l’Etat, représenté par l’Entreprise Tunisienne d’Activités Pétrolières. ETAP est obligatoirement partie prenante dans l’ensemble des projets pétroliers et gaziers, que ce soit en tant qu’opérateur principal ou comme partenaire associé. Ce principe structurel signifie que l’Etat tunisien détient une participation dans chaque champ exploité sur son territoire, avec des parts variables selon les contrats.
Dans ce cadre, le nombre d’acteurs réellement actifs est limité. Eni, groupe énergétique italien, demeure l’un des partenaires historiques les plus importants. Présente depuis plusieurs décennies, la compagnie intervient aussi bien dans le gaz naturel que dans le pétrole, sur la terre ferme comme en offshore, toujours en association avec ETAP. Sa présence est considérée comme stable et stratégique, notamment dans un contexte régional marqué par une intensification des activités énergétiques en Méditerranée centrale.
OMV (dont les actifs tunisiens ont été racheté à Shell), groupe autrichien, occupe une place centrale dans le secteur gazier tunisien à travers le projet Nawara, l’un des développements les plus structurants de ces dernières années. En tant qu’opérateur, OMV assure la gestion technique du champ, tandis qu’ETAP représente les intérêts de l’Etat tunisien. Nawara a contribué à renforcer temporairement la sécurité énergétique du pays, sans pour autant combler le déficit global.
Perenco, groupe indépendant spécialisé dans l’exploitation de champs matures, est aujourd’hui l’un des principaux producteurs privés de gaz en Tunisie. Son modèle repose sur la prolongation de la vie de gisements à faible rendement, principalement dans le centre et le sud du pays. Là encore, ses opérations s’effectuent dans un cadre contractuel étroitement contrôlé par l’Etat.
À l’inverse, certaines grandes majors internationales ont vu leur rôle diminuer fortement. Shell, via son ancienne filiale BG Group, a longtemps joué un rôle majeur, notamment sur les champs offshores stratégiques. Mais son retrait progressif, marqué par des cessions d’actifs et une réduction de ses activités, illustre le désengagement partiel des grandes compagnies face à la rentabilité limitée du sous-sol tunisien.
Il est tout aussi important de préciser ce qui n’existe pas. Aucune grande major américaine n’est aujourd’hui active dans l’exploration ou la production d’hydrocarbures en Tunisie. De même, des groupes comme TotalEnergies sont présents uniquement dans l’aval, à travers la distribution de carburants et des activités commerciales, sans implication dans l’amont pétrolier ou gazier.
Cette réalité explique en partie la stagnation, voire le recul, de la production nationale. Les investissements lourds nécessaires à l’exploration de nouveaux gisements sont difficiles à justifier alors que les réserves tunisiennes connues sont limitées et les champs existants sont largement matures. Le secteur tunisien attire donc surtout des partenaires spécialisés, capables d’opérer dans des conditions de rentabilité étroite, plutôt que des géants mondiaux à la recherche de volumes massifs.
Là encore, les faits sont clairs : l’exploitation des hydrocarbures en Tunisie repose sur un nombre restreint d’acteurs identifiés, sous contrôle étatique, et dans un cadre légal qui ne laisse aucune place à une exploitation clandestine ou à des opérateurs fantômes.
Le désert, les « permis spéciaux » et le mythe du pétrole caché
C’est souvent dans le Sud que se cristallise la suspicion. Dans l’imaginaire collectif, le désert tunisien serait un coffre-fort énergétique. S’il existe des champs et des installations dans le Sud, l’idée qu’on y dissimulerait une abondance pétrolière relève surtout d’une lecture intuitive, nourrie par la géographie et par le silence institutionnel. Or, ce qui se joue là-bas est d’abord une question de sécurité et de maîtrise d’un espace immense, peu peuplé, exposé aux trafics, aux passages irréguliers et à des tensions régionales qui débordent parfois jusqu’aux confins tunisiens.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le fameux « permis spécial » exigé pour accéder à certaines zones désertiques. Oui, l’énergie fait partie du décor, parce que des sites de production et des infrastructures existent. Mais le principe n’a rien d’une barrière destinée à cacher un trésor. Dans la pratique, l’Etat encadre les déplacements parce que le désert est un territoire sensible, et qu’une présence civile non contrôlée, y compris touristique, n’est pas neutre sur le plan sécuritaire. Le problème, c’est que cette logique de contrôle, peu expliquée et rarement assumée publiquement, a laissé le champ libre à une interprétation plus simple, plus émotionnelle, donc plus contagieuse : si l’Etat filtre, c’est qu’il cache des choses.
Le parallèle implicite avec la Libye renforce ce réflexe. La Libye est perçue comme un voisin « naturellement pétrolier », et la Tunisie comme un pays qui aurait la même chance, mais à qui on aurait confisqué l’accès. Cette comparaison est trompeuse. Elle oublie une réalité basique : la Tunisie est un producteur modeste, avec des champs globalement matures, et une production qui ne suit pas le rythme de la consommation intérieure. La preuve la plus parlante, c’est justement que les autorités tunisiennes, lorsqu’elles communiquent, parlent de dépendance énergétique et d’équilibres budgétaires fragiles, pas de rente. Si la Tunisie disposait d’un excédent structurel, le débat public, le budget et la balance commerciale auraient une autre musique. De surcroit, certaines majors actives dans la distribution du carburant et les services en Tunisie, comme Total et Shell, cèdent de plus en plus leur actifs d’exploration pétrolière, à perte qui plus est.
La séquence libyenne des dernières semaines agit comme un révélateur. Quand la Compagnie nationale de pétrole libyenne (NOC) annonce qu’elle s’apprête à dévoiler les majors retenues pour de nouveaux blocs d’exploration, elle rappelle une évidence : dans une économie pétrolière, l’exploration est un événement public, disputé, stratégique, avec des noms, des appels d’offres et des annonces qui deviennent des signaux géopolitiques. En Tunisie, l’amont pétrolier ne produit pas ce type de dramaturgie parce qu’il ne pèse pas le même poids. Ce n’est pas un jugement, c’est un ordre de grandeur. Et c’est précisément ce décalage qui alimente la frustration : on attend du sous-sol tunisien qu’il joue le rôle du sous-sol libyen, alors que la réalité géologique et industrielle n’a jamais promis cela.
À cela s’ajoute une confusion persistante entre présence d’infrastructures et abondance. Voir une station, une route dédiée, un dispositif de sécurité ou une base logistique conduit spontanément à imaginer des volumes gigantesques. Or un pays peut protéger une installation critique même quand elle ne produit pas des quantités spectaculaires. Au contraire : plus la ressource est limitée, plus l’Etat a tendance à sécuriser ce qui reste, parce que chaque interruption pèse sur l’approvisionnement, sur les recettes et sur les équilibres de la production.
En filigrane, le vrai problème n’est pas l’absence de données, mais l’absence d’unecommunication publique claire. La communication technique, dispersée et souvent illisible a laissé deux discours s’imposer à sa place : le discours de l’exagération triomphaliste, et le discours du soupçon généralisé. Entre les deux, la réalité, plus froide et plus nuancée, peine à se faire entendre : la Tunisie ne manque pas d’hydrocarbures parce qu’on les lui vole, elle en manque parce que sa production est structurellement insuffisante et parce que sa consommation, elle, ne fait qu’augmenter. Et tant que ce point n’est pas assimilé, chaque mesure sécuritaire dans le désert continuera d’être lue comme une preuve, alors qu’elle n’est, le plus souvent, qu’un réflexe d’Etat face à un territoire vulnérable.
Quand le prix mondial frappe à la porte : un choc importé, un débat intérieur
Dans uneTunisie structurellement déficitaire en énergie, le prix international du pétrole n’est jamais une abstraction. Il se transforme presque immédiatement en pression budgétaire, en tension sociale et en polémique politique. La séquence actuelle en est une illustration brutale. Les tensions géopolitiques, notamment le durcissement américain vis-à-vis du Venezuela et les incertitudes sur plusieurs zones productrices, ont ravivé une dynamique haussière des prix. Pour les grands exportateurs, c’est un levier. Pour la Tunisie, c’est une facture.
Cette vulnérabilité est connue, documentée, mais souvent sous-estimée dans le débat public. Chaque dollar supplémentaire sur le baril se répercute sur la balance commerciale, sur le coût des importations et, in fine, sur les finances de l’État. Or, contrairement à une idée répandue, la Tunisie ne dispose pas d’un coussin énergétique capable d’amortir ces chocs. La production nationale, en recul depuis des années, ne couvre qu’une fraction des besoins. Le reste est importé, payé au prix du marché, et exposé aux mêmes turbulences que celles qui affectent les grandes économies, sans les mêmes marges de manœuvre. Mais, hélas, avec moins de fonds…
C’est dans ce cadre qu’il faut relire les débats autour du budget 2026. L’énergie y apparaît moins comme un secteur à part que comme une contrainte transversale. Elle pèse sur les subventions, sur les équilibres macroéconomiques et sur la capacité de l’Etat à maintenir des prix supportables pour les ménages et les entreprises. Le paradoxe est là : plus la production nationale baisse, plus la dépendance augmente, et plus chaque choc externe devient politiquement sensible. Le pétrole et le gaz cessent alors d’être des marchandises pour devenir des sujets de souveraineté ressentie.
La chute constatée de la production à la fin de l’été n’a fait qu’accentuer ce malaise. Les chiffres officiels parlent d’eux-mêmes et contredisent frontalement le mythe d’une autosuffisance cachée. Produire moins, importer plus, au moment même où les prix mondiaux repartent à la hausse, c’est malheureusement la combinaison la plus défavorable pour la Tunisie. Et c’est précisément ce contexte qui explique pourquoi la question des hydrocarbures revient sans cesse dans l’espace public, souvent sous une forme émotionnelle, parfois accusatrice, rarement posée dans ses termes réels.
Le problème, au fond, n’est pas que la Tunisie subisse les fluctuations du marché mondial. Tous les pays y sont exposés. Le problème, c’est que cette exposition se fait sans filet de secours, sans surplus interne et sans capacité rapide de compensation. D’où cette impression récurrente d’injustice : quand les prix montent, la Tunisie paie immédiatement ; quand ils baissent, le soulagement est plus lent, dilué, parfois invisible pour le citoyen. Cette asymétrie nourrit la colère et alimente la défiance envers les chiffres officiels, même lorsqu’ils sont exacts.
Dans ce climat, la pédagogie devient presque un enjeu politique stratégique. Expliquer que la hausse des prix n’est pas le résultat d’une manipulation locale, mais d’un marché mondial sur lequel la Tunisie n’a pas la main, n’exonère pas l’Etat de ses responsabilités. Cela permet simplement de replacer le débat au bon niveau. Sans cette mise à plat, chaque tension internationale se traduira par la même question lancinante : pourquoi un pays supposé « riche en pétrole » souffre-t-il autant quand le baril grimpe ? Et tant que cette question restera mal posée, aucune réponse, aussi documentée soit-elle, ne suffira à apaiser l’incompréhension populaire.
Acteurs connus, marges étroites : ce que la Tunisie peut – et ne peut pas – faire
À ce stade, une clarification s’impose : la fragilité énergétique tunisienne ne vient ni d’un vide institutionnel ni d’un abandon de souveraineté formelle. Les acteurs sont connus, identifiés, et leurs rôles sont encadrés. Le problème est ailleurs : dans l’étroitesse des marges de manœuvre et dans un héritage difficile à inverser.
Le cœur du système reste l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières. ETAP n’est pas un simple observateur : elle est juridiquement présente dans l’ensemble des permis et concessions. Cette participation obligatoire garantit à l’Etat un droit de regard, une part de la production et un accès aux données techniques et financières. Mais elle ne transforme pas pour autant la Tunisie en puissance pétrolière. Dans la majorité des cas, ETAP est partenaire minoritaire ou co-opérateur sur des champs matures, à faible potentiel, dont la production décline naturellement.
Autour d’ETAP gravitent quelques acteurs étrangers bien identifiés. Les groupes européens dominent très largement le paysage. Eni joue un rôle central, notamment dans le gaz, avec une présence ancienne et structurée. OMV est devenu incontournable depuis le projet Nawara, qui a permis un sursaut temporaire de la production gazière mais sans inverser la tendance de fond. Perenco, plus discret médiatiquement, est aujourd’hui l’un des principaux producteurs privés de gaz et de condensats sur le territoire. À l’inverse, le retrait progressif de Shell a marqué la fin d’une époque où certains champs offshores assuraient une part significative de l’approvisionnement national.
Les chiffres confirment cette réalité contraignante. La production pétrolière tunisienne est tombée à des niveaux historiquement bas, autour de 27 000 barils par jour à la fin de l’été, loin des standards régionaux et insuffisants pour peser sur la facture énergétique globale. Le gaz naturel, malgré Nawara, ne couvre qu’une partie de la demande, le reste étant importé, principalement depuis l’Algérie. Le taux de dépendance énergétique dépasse désormais largement la moitié des besoins du pays, ce qui signifie que chaque arbitrage budgétaire se fait sous contrainte étrangère.
Dans ces conditions, les moyens de pression disponibles sont limités. Lancer de nouveaux appels d’offres est possible, mais l’attractivité reste faible pour les grandes majors internationales, peu enclines à investir dans des champs de petite taille, à rentabilité incertaine, dans un contexte de transition énergétique globale. Miser sur les acteurs déjà présents permet de maintenir un niveau minimal de production, pas de provoquer un rebond spectaculaire. Quant à l’exploration, elle est longue, coûteuse et sans garantie de résultats, même lorsqu’elle est techniquement bien conduite.
C’est précisément ce décalage entre attentes populaires et réalité industrielle qui alimente le malaise. Le public voit des noms de compagnies étrangères, des cartes de concessions, des zones désertiques sous contrôle sécuritaire strict, et en déduit l’existence d’une richesse cachée. Or, du point de vue strictement énergétique, la Tunisie exploite surtout ce qu’elle a déjà découvert, et ce qu’elle a découvert est modeste. Le problème n’est pas l’absence de contrôle de l’Etat, mais la faiblesse du gisement et l’euphorie des médias devant les termes « pétrole » et « gaz ».
À partir de là, le débat change de nature. Il ne s’agit plus de dénoncer une opacité fantasmée, mais de poser une question plus inconfortable : comment gérer durablement un déficit énergétique structurel dans un environnement mondial instable, avec des ressources limitées et des marges budgétaires étroites ? Tant que cette question restera esquivée, les hydrocarbures continueront d’être perçus comme une énigme politique, alors qu’ils sont avant tout un défi économique et stratégique de long terme.
Pétrole, gaz, et une lettre aux Tunisiens
Le vrai scandale énergétique tunisien n’est ni un complot, ni une richesse dissimulée, ni une trahison contractuelle soigneusement organisée. Il est beaucoup plus banal, et donc plus grave : un déficit structurel assumé, géré sans vision et accepté comme une fatalité. La Tunisie ne manque pas seulement de pétrole et de gaz, ses sociétés nationales manquent d’ambition.
ETAP incarne ce paradoxe. Présente partout, décisionnaire nulle part. Actionnaire obligatoire, mais rarement moteur. Gestionnaire d’un déclin qu’elle administre plus qu’elle ne combat. Alors que le pays est entouré de deux voisins producteurs majeurs – l’Algérie et la Libye –, la société nationale tunisienne reste cantonnée à des champs vieillissants, sans projection régionale, sans offensive industrielle, sans volonté claire de sortir de son périmètre étroit. Là où d’autres pays ont bâti des champions capables d’opérer à l’étranger, de former des générations d’ingénieurs, de peser dans les appels d’offres internationaux, la Tunisie se contente de survivre sur ses propres ruines énergétiques.
Le plus troublant est peut-être là : même dans un contexte de flambée des prix, de recomposition géopolitique et de retour brutal de l’énergie comme arme stratégique, aucune dynamique sérieuse n’émerge pour transformer ETAP en véritable acteur régional. Pas de stratégie offensive en Libye, pourtant voisine et historiquement liée. Pas de positionnement en Algérie, pourtant partenaire naturel. Pas de discours clair sur la formation, la montée en compétences, la création d’une filière énergétique nationale capable de penser au-delà des concessions existantes.
À force de réduire le débat à la transparence, on évite la question essentielle : que veut réellement faire la Tunisie de son énergie ? Produire un peu moins chaque année en espérant que la facture reste supportable, ou bâtir enfin une politique énergétique souveraine, cohérente et ambitieuse ? Tant que cette question restera sans réponse, le déficit énergétique ne sera pas un accident conjoncturel. Il restera un choix politique par défaut, maquillé en contrainte technique, et payé, comme toujours, par l’économie nationale et les générations futures.



