Les Frères musulmans et leur rapport aux valeurs des sociétés européennes

Malgré une implantation ancienne sur le sol européen, amorcée dès le milieu du XXe siècle, la question de l’intégration réelle des Frères musulmans au sein des sociétés européennes reste épineuse.
Le mouvement islamiste, arrivé en Europe principalement à la faveur des vagues migratoires et des exils politiques à partir des années 1950, semble avoir adopté une stratégie d’ancrage ambivalente : entre inscription légale dans les institutions et maintien d’une logique communautaire forte.
Cette dynamique pourrait s’apparenter à une forme d’intégration à géométrie variable.
Une insertion qui masque une distance culturelle profonde
Un rapport récent du ministère de l’Intérieur français (mai 2025) met en lumière le maillage institutionnel solide mis en place par les Frères musulmans à travers l’Union des Musulmans de France. Ce réseau compte près de 140 lieux de culte et une soixantaine d’organismes culturels ou sociaux. S’ils respectent en apparence le cadre légal, ces espaces serviraient néanmoins à diffuser une vision identitaire de l’islam en rupture avec l’idéal d’un vivre-ensemble républicain.
Le politologue italo-américain Lorenzo Vidino, spécialiste des mouvements islamistes occidentaux, va plus loin.
Dans une étude publiée en 2023, il évoque une stratégie claire de construction d’un « espace islamique autonome » en Europe, au sein duquel les Frères imposent leur propre grille de lecture, en retrait des principes démocratiques et de l’universalité des droits.
Un enracinement hérité de l’exil politique
L’histoire de cette implantation trouve ses racines dans les années 1960-1970, période marquée par la répression des Frères musulmans en Égypte et en Syrie. Fuyant les arrestations et les persécutions, plusieurs figures du mouvement s’installent alors en Allemagne, en Suisse, au Royaume-Uni et en France. En Allemagne, la création de la « Société islamique » en 1958 par Saïd Ramadan, gendre du fondateur Hassan al-Banna marque une étape structurante.
Cette première vague pose les bases d’un maillage transnational, appuyé sur des alliances religieuses, des circuits de financement et des relais d’influence idéologique à l’échelle du continent.
Un langage à double niveau : modération publique, radicalité interne
Selon plusieurs analyses issues des services de renseignement européens, les Frères musulmans pratiquent un double discours : modéré dans l’espace public, prônant la tolérance et la citoyenneté ; beaucoup plus exclusif et idéologiquement rigide dans leurs cercles internes. À l’intérieur des mosquées ou des centres éducatifs, des notions comme « l’authenticité musulmane », la « primauté de la foi » ou la « solidarité communautaire » remplacent progressivement les concepts de citoyenneté, d’égalité des sexes ou de pluralisme culturel.
Le Verfassungsschutz, organisme allemand de surveillance constitutionnelle, a alerté en 2023 sur le danger que représente ce discours intérieur. Il favoriserait, selon ses analystes, un sentiment de rejet des valeurs occidentales, notamment chez les jeunes, qui se retrouvent pris entre des normes religieuses strictes et une société perçue comme moralement corrompue.
Une séparation douce, mais réelle
Si la majorité des structures affiliées aux Frères musulmans ne contreviennent pas à la légalité, plusieurs études universitaires, comme celle de l’Université de Louvain (2022), pointent un phénomène plus subtil : la construction d’un univers mental et symbolique autonome. Cette forme de « séparatisme silencieux » produit un mode de vie parallèle, à l’abri des normes majoritaires, où l’Occident est présenté comme un danger moral, et l’islam comme un rempart identitaire.
Ce processus n’est pas nécessairement violent, mais il rend difficile l’émergence d’une citoyenneté partagée, nourrie par des références et des valeurs communes. En renforçant le repli, il augmente le risque de tensions, voire de radicalisations latentes.
Choix assumé ou échec d’intégration ?
Pour certains analystes, il ne s’agit pas d’un échec mais d’une orientation stratégique. Le politologue suisse Patrick Haenni parle ainsi d’un projet alternatif de modernité porté par les Frères musulmans : une modernité religieuse, compatible avec la technologie et les institutions, mais reconfigurée à partir de la centralité de la oumma (la communauté des croyants), et non de la nation.
Dans cette logique, l’intégration n’est pas recherchée pour elle-même, mais conditionnée par la possibilité de préserver une identité islamique forte, distincte du cadre civique environnant. Les Frères n’auraient donc pas pour ambition de se dissoudre dans l’espace public occidental, mais de coexister selon leurs propres codes, avec un certain pouvoir d’influence souple, à la fois sur le plan religieux et politique.
Repenser les réponses politiques
Face à cette réalité, les autorités publiques en France, en Allemagne ou encore en Autriche multiplient les initiatives : révision des partenariats avec les associations cultuelles, transparence des financements étrangers, encadrement renforcé des formations religieuses.
Mais certains chercheurs mettent en garde contre une approche exclusivement sécuritaire, qui risquerait de renforcer les logiques de fermeture. La véritable question reste entière : comment concilier une religiosité conservatrice avec une citoyenneté pleine et entière ? Peut-on reconnaître une pluralité de croyances tout en exigeant une adhésion sincère aux principes de la vie commune ?
Ou bien entre-t-on dans une nouvelle ère, marquée par une citoyenneté minimale, limitée au respect formel de la loi, sans véritable adhésion aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ?