Tunisie–Algérie : préserver la fraternité par des choix concrets

En marge de la Foire commerciale intra-africaine (IATF 2025), Tunis et Alger ont rappelé l’attachement à une relation qui se veut fraternelle et stable. L’histoire commune et les gestes de solidarité entretiennent ce socle, mais la question demeure : comment l’inscrire dans la durée ? Pour y parvenir, il ne suffit plus de slogans. L’enjeu est désormais de réduire les déséquilibres économiques, de renforcer la coopération frontalière et de donner corps à des projets concrets capables de bénéficier aux deux peuples.
La question se pose avec insistance : est-il possible de préserver la fraternité entre la Tunisie et l’Algérie ? De la communication officielle aux rapports humains, tout montre que le lien est solide. Mais il ne peut se suffire de symboles. Car afin de se perpétuer, ce lien doit s’appuyer sur des mécanismes concrets : rééquilibrer les échanges commerciaux, transformer les flux énergétiques en levier de codéveloppement, et renforcer les coopérations transfrontalières. C’est à ce prix que la fraternité proclamée continuera d’être une réalité vécue.
Une fraternité ancienne, mais encore abstraite
Depuis plus de soixante ans, les deux pays s’appuient sur une mémoire partagée : l’accueil des combattants algériens en Tunisie durant la guerre de libération, le soutien logistique, puis une concertation étroite dans les premières décennies d’indépendance. Cette histoire reste un levier politique. Abdelmadjid Tebboune a ainsi déclaré à plusieurs reprises que « nos cœurs sont toujours avec le peuple tunisien », plaçant Tunis dans le cercle de ses alliés vitaux. Kaïs Saïed a répondu en avril 2025 en réaffirmant « l’unité de destin avec l’Algérie », en insistant sur la lutte commune contre la contrebande et sur le développement des zones frontalières.
Ce langage, répété des deux côtés, a valeur de rappel : malgré les tensions régionales, la relation tuniso-algérienne demeure un socle de stabilité. Elle trouve aussi un prolongement dans les forums internationaux. À l’IATF d’Alger, le président tunisien Kaïs Saïed a souligné que « l’Afrique regorge de richesses capables d’assurer la prospérité de ses peuples », laissant entendre que l’axe tuniso-algérien pouvait servir de moteur continental. L’Algérie mise sur ses ressources énergétiques et ses marges financières pour se positionner comme bailleur régional, tandis que la Tunisie met en avant son expertise dans la formation, les services et la diplomatie.
La dimension humaine illustre également cette proximité. En 2024, plus de 3,5 millions d’Algériens se sont rendus en Tunisie. Derrière ce chiffre record, il y a des familles partagées entre les deux pays, des habitudes estivales, et un sentiment d’appartenance à un espace commun. Pour Tunis, ce flux est aussi vital : il génère des devises et soutient le secteur touristique.
Pourtant, les chiffres du commerce relativisent ce tableau. Au premier quadrimestre 2025, les exportations tunisiennes vers l’Algérie se sont limitées à 622 millions de dinars, alors que 92 % du gaz consommé en Tunisie provient d’Algérie. Autrement dit, la relation repose largement sur l’énergie et le tourisme, bien plus que sur une complémentarité équilibrée.
Dans un Maghreb institutionnel à l’arrêt, Alger et Tunis ont tenté de donner un cadre à cette proximité. La création du « G3 Maghreb » en 2024, aux côtés de la Libye, s’inscrit dans cette logique. Encore embryonnaire, cette initiative traduit néanmoins la volonté de transformer la fraternité en mécanismes durables.
Les déséquilibres persistants
Derrière le récit de fraternité, les chiffres rappellent la dure réalité. La Tunisie souffre d’un déficit commercial chronique : sur les quatre premiers mois de 2025, ses exportations ont reculé de 5,9 % à 15,3 milliards de dinars, alors que ses importations progressaient de 5,5 % pour atteindre 20,3 milliards. Résultat : un déficit de 5 milliards et un taux de couverture en chute à 75 %.
Dans ce contexte, l’Algérie apparaît comme un partenaire incontournable mais asymétrique. Elle fournit 92 % du gaz consommé en Tunisie, une dépendance qui place Tunis dans une position de vulnérabilité énergétique. À l’inverse, les exportations tunisiennes vers l’Algérie restent marginales : 622 millions de dinars début 2025, une goutte d’eau pour une économie algérienne dont le PIB dépasse 243 milliards d’euros, contre 49 milliards seulement pour la Tunisie.
Le tourisme algérien, vital pour Tunis, accentue ce déséquilibre. Les 3,5 millions de visiteurs algériens en 2024 ont soutenu l’hôtellerie, la restauration et les services. Mais la circulation reste à sens unique : peu de Tunisiens franchissent la frontière en nombre, et l’Algérie n’en retire pas un bénéfice équivalent.
Les écarts se retrouvent aussi dans les trajectoires macroéconomiques. En 2024, l’Algérie affichait 3,3 % de croissance, une dette publique contenue et une balance énergétique excédentaire. La Tunisie, elle, stagnait autour de 1,4 %, avec une dette frôlant 83 % du PIB. Ces divergences compliquent toute idée de partenariat équilibré.
Les critiques tunisiennes pointent par ailleurs la lenteur de l’accord de libre-échange signé en 2015 mais toujours peu appliqué. Barrières non tarifaires, lourdeurs administratives, absence de véritable zone économique frontalière : les obstacles restent nombreux. Côté algérien, le constat est inverse : les entreprises tunisiennes manqueraient de compétitivité et le marché local resterait largement capté par les Européens et les Asiatiques.
Derrière la rhétorique officielle, un déséquilibre structurel persiste donc : la Tunisie dépendante de l’énergie et d’un tourisme unilatéral ; l’Algérie, forte de son poids économique, pour qui les exportations tunisiennes demeurent presque invisibles dans ses comptes extérieurs.
Les opportunités d’un partenariat rééquilibré
Si les déséquilibres sont patents, les deux pays disposent de leviers pour corriger la tendance. Le secteur énergétique reste central. La coentreprise Numhyd, déjà active dans l’exploration pétrolière, illustre la possibilité de projets conjoints qui dépassent la logique fournisseur–client. Les discussions autour d’une zone économique frontalière et d’interconnexions gazières et électriques pourraient transformer la dépendance tunisienne en partenariat structurant, en sécurisant l’approvisionnement tout en ouvrant des opportunités d’exportation vers d’autres marchés africains.
Le champ des complémentarités est large. L’Algérie dispose de moyens financiers considérables, issus de ses revenus hydrocarbures, mais souffre d’un déficit en matière de services, de formation et de santé. La Tunisie, de son côté, possède un savoir-faire reconnu dans ces domaines. Plusieurs responsables tunisiens plaident pour une stratégie d’implantation des universités, des cliniques et des entreprises de services tunisiennes en Algérie, afin de profiter de cette complémentarité et de réduire la dépendance à un seul secteur.
Le projet de corridor africain, discuté dans le cadre de la Foire commerciale intra-africaine (IATF 2025), offre également une perspective. La Tunisie se présente comme une plateforme de soft power et de diplomatie économique, quand Alger entend jouer le rôle de bailleur et de puissance de sécurité. Ensemble, ils peuvent peser davantage dans les négociations africaines, notamment au sein de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).
Enfin, la création du G3 Maghreb en 2024 (Tunisie–Algérie–Libye) témoigne d’une volonté de bâtir un cadre institutionnel régional. Même à ses débuts, cette initiative montre qu’il est possible de sortir du tête-à-tête bilatéral et d’inscrire la coopération tuniso-algérienne dans un dispositif plus large.
En somme, les opportunités existent : elles exigent une volonté politique forte, mais aussi des mécanismes concrets capables de transformer une fraternité proclamée en projets durables.
Entre symbolique et concret : quel avenir ?
La fraternité entre Tunis et Alger ne peut plus se limiter aux formules rituelles. Elle commence à trouver des points d’ancrage concrets, même si le chemin reste fragile. L’exemple le plus marquant est celui de l’énergie. En janvier 2025, les deux pays se sont engagés, aux côtés de partenaires européens, dans un projet de corridor hydrogène destiné à exporter une partie de la production maghrébine vers le nord de la Méditerranée. Pour Alger comme pour Tunis, il s’agit d’un levier stratégique : diversifier leurs économies tout en inscrivant leur coopération dans une dynamique régionale crédible.
Un autre dossier avance, celui de l’interconnexion électrique. Avec la Libye, les deux voisins travaillent à poser les bases d’un réseau intégré. L’idée est simple : stabiliser l’approvisionnement et attirer des investissements en reliant des capacités souvent dispersées. Si ce projet aboutit, il pourrait devenir l’une des rares réalisations structurantes communes depuis la création du « G3 Maghreb » en 2024.
La sécurité reste un champ incontournable. Cet été, lors d’une réunion de leur comité mixte, Tunis et Alger ont réaffirmé leur volonté d’agir ensemble contre la contrebande, les trafics et l’immigration clandestine le long de leurs frontières. Ce pragmatisme illustre une réalité : la confiance ne peut s’installer que si la gestion de la frontière cesse d’être une ligne de fracture.
Enfin, la coopération scientifique et universitaire s’ouvre timidement. Un programme commun de recherche et développement a été lancé au printemps, avec pour objectif d’encourager des équipes mixtes dans l’agriculture, l’innovation technologique et l’environnement. Cette dimension, souvent absente du débat public, est pourtant un indicateur décisif : elle engage directement les sociétés civiles et dépasse le cercle étroit des élites politiques.
Ces initiatives ne suffisent pas encore à compenser les déséquilibres structurels, mais elles esquissent un passage possible du symbolique au concret. La question n’est plus celle de l’intention — mais celle de la traduction. Car sans bénéfices partagés, la fraternité restera un récit. Et un récit, seul, ne suffit jamais à bâtir une stratégie régionale durable.