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L’identité culturelle, l’ADN qui résiste au marché

Par Jamel BENJEMIA

L’identité culturelle, l’ADN qui résiste au marché

Par Jamel BENJEMIA

 

Il est des décisions économiques qui, sous leur apparente technicité, trahissent une vérité plus ancienne que les marchés, plus profonde que les bilans, presque anthropologique. L’histoire du constructeur russe AvtoVAZ, dépositaire de la mythique marque Lada, appartient à cette lignée rare de récits où l’industrie, soudain, parle le langage des peuples.

Lada n’est pas une simple automobile. Elle est une époque roulante, une mémoire mécanique façonnée par le froid, la distance et l’endurance. Elle évoque une Russie laborieuse, âpre, obstinée, qui a longtemps confondu progrès et résistance, modernité et survie. Toucher à Lada, c’était toucher à une part sensible de l’imaginaire russe.

Lorsque la Russie décida d’ouvrir 25 % du capital d’AvtoVAZ à des partenaires étrangers en 2007, la scène sembla d’abord banale, presque convenue. Les grands acteurs mondiaux de l’automobile répondirent à l’appel avec la rigueur attendue : Renault, Fiat, General Motors. Des projets solides, des projections comparables, des promesses industrielles, ajustées au millimètre des standards internationaux. À première vue, rien ne distinguait véritablement un candidat d’un autre. Le marché semblait parler d’une seule voix.

Et pourtant, contre toute attente technocratique, c’est Renault qui fut choisi.

Non par la supériorité manifeste d’un plan, ni par une audace financière décisive. La décision s’est jouée ailleurs. Dans un espace que les modèles économétriques ignorent, que les tableurs ne savent ni mesurer ni nommer. Un lieu immatériel, mais décisif, où se croisent l’identité, le respect, et cette intuition fondamentale qu’un peuple peut s’ouvrir au monde sans consentir à se dissoudre en lui.

Quand l’industrie rencontre la mémoire

Lorsque Vladimir Poutine reçut Carlos Ghosn en 2007, la rencontre ne se déroula pas comme un simple échange entre un chef d’État et un dirigeant industriel. Elle eut lieu dans une zone plus feutrée, presque silencieuse, où les mots pesaient autant par ce qu’ils suggéraient que par ce qu’ils taisaient. Le président russe ne s’attarda ni sur les courbes de productivité ni sur les ratios financiers. Il évoqua l’expérience Nissan, longuement observée, patiemment décryptée dans sa capacité à traverser une culture sans la broyer. Il ajouta que, tant que cette même ligne de conduite respecterait l’identité russe, l’avenir s’inscrirait dans la continuité.

Ce qui se jouait là dépassait largement le sort d’un constructeur automobile. Il s’agissait de savoir si une nation pouvait s’ouvrir sans se renier, si une marque chargée d’histoire pouvait évoluer sans perdre son accent, sa cadence, sa mémoire intime.

Lada, à ses yeux, n’avait jamais été une simple ligne de production. Elle racontait une Russie obstinée, patiente, capable de durer plus que de briller. La confier à un partenaire incapable d’en saisir la densité symbolique aurait constitué une erreur, non industrielle, mais civilisationnelle.

Renault fut choisi parce qu’il n’avait pas promis de dissoudre Lada dans une modernité hors-sol. Il avait proposé de la prolonger, de la faire respirer autrement, sans lui ôter ce qui faisait sa singularité. En respectant son ADN, il avait compris que certaines réalités ne se négocient pas : elles se reconnaissent.

L’identité, ce capital invisible

Les peuples, à l’image des grandes marques, possèdent un code génétique. Une syntaxe silencieuse faite de gestes hérités, de récits transmis, de valeurs rarement écrites mais profondément ancrées. Cet ADN culturel ne relève ni du folklore ni de la nostalgie. Il est vivant, évolutif, capable d’intégrer l’altérité, d’absorber la nouveauté, de se transformer sans se renier. Mais il ne survit jamais à l’amnésie forcée.

À l’inverse, il suffit d’observer les sociétés contemporaines pour voir proliférer des identités mimétiques, changeantes, presque liquides. Des groupes, parfois des nations entières, se métamorphosent au gré des modes idéologiques, des pressions géopolitiques, des injonctions du moment. Progressistes aujourd’hui, conservateurs demain. Enracinés dans le discours du matin, déracinés dans les décisions du soir. Ils changent de masque avec la souplesse des caméléons, croyant y voir une preuve d’intelligence adaptative.

Mais ce mimétisme n’est qu’une illusion de modernité. Il donne l’apparence de l’agilité, tout en masquant une fragilité profonde. Car une identité qui se renie sans cesse finit par ne plus être crédible. Ni pour ceux qui la portent, ni pour ceux qui la regardent. Elle devient décorative, interchangeable, privée de chair et de souffle.

Ce capital invisible qu’est l’identité ne figure dans aucun bilan comptable. Pourtant, c’est lui qui conditionne la confiance, la cohérence, la durée. Lorsqu’il se dissout, ce n’est pas seulement un récit qui disparaît, mais la capacité même à se projeter dans l’avenir.

Les civilisations qui durent et celles qui s’effacent

L’histoire, lorsqu’on la lit sans complaisance, se montre implacable. Les civilisations qui survécurent ne furent pas toujours les plus puissantes militairement ni les plus riches économiquement, mais celles qui surent préserver la conscience de ce qu’elles étaient. Carthage commença à vaciller lorsqu’elle cessa de croire à son propre récit, lorsqu’elle remplaça la vertu civique par la simple administration de la force, laissant place à un vide que ni la domination ni la technique ne purent combler.

À l’époque contemporaine, la leçon demeure intacte. Les peuples qui sacrifient leur ADN culturel sur l’autel de l’imitation finissent relégués aux marges de l’histoire. Ils consomment des modèles qu’ils n’ont pas conçus, défendent des valeurs qu’ils répètent sans toujours les comprendre. Ils deviennent des territoires d’application plutôt que des foyers de création.

À l’inverse, ceux qui assument leur singularité, sans arrogance mais sans honte, tracent des trajectoires durables. Ils savent coopérer sans se dissoudre, s’ouvrir sans se nier, intégrer sans se perdre. Leur force ne réside pas dans la fermeture, mais dans la clarté de leur identité. Car seule une identité assumée peut dialoguer à égalité avec le monde.

L’identité comme boussole

L’affaire Lada ne fut jamais un simple épisode de l’histoire automobile. Elle s’imposa, avec le recul, comme une parabole moderne sur la condition des peuples à l’ère du marché global. Elle rappela que, dans un monde obsédé par la vitesse, la performance immédiate et l’adaptation permanente, l’identité demeure la seule boussole fiable. Celle qui ne s’affole pas, qui ne se dérègle pas au premier vent dominant.

Lorsque l’on voit des groupes changer de visage au gré des circonstances, renier aujourd’hui ce qu’ils proclamaient hier, mépriser leur propre héritage pour paraître dans l’air du temps. Ce ne sont pas là des stratégies de survie, mais des aveux de fragilité. Leur avenir est incertain, non parce qu’ils manquent de moyens, mais parce qu’ils manquent de racines.

Mon grand-père le disait d’une sagesse brève, presque terrienne : « un arbre sans racines est un arbre sans avenir ».
On peut en vernir les feuilles, lui greffer des branches d’emprunt, l’offrir un temps au soleil capricieux des modes. Rien n’y fait.
Privé d’ancrage, il se fige, se fatigue, puis se dessèche.
Cette vérité, les anciens la savaient sans la théoriser.

Les peuples caméléons fascinent un temps. Ils donnent l’illusion de l’intelligence adaptative, de la modernité fluide. Mais le temps long ne se souvient pas de ceux qui se sont contentés d’imiter.

Car les peuples, comme les grandes œuvres, ne survivent pas en se déguisant.
Ils durent en se reconnaissant.

Et l’histoire, inlassablement, enseigne qu’à la racine de la plupart des conflits et des malheurs du monde se tient toujours la même faute : la négation de l’identité de l’autre.

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