L'Edito

Tunisie–France : amitié de façade et influence perdue

Nizar Jlidi critique dix années de gouvernance des Frères musulmans en Tunisie
Pour Nizar Jlidi, la Tunisie a traversé dix années de sécheresse et de difficultés sous le régime des Frères musulmans – Voix des deux rives.

 

Officiellement, rien n’a changé dans les rapports entre la Tunisie et la France : certains parlent de coopération, d’autres parlent d’amitié.En réalité, la relation est figée. La France critique, hésite, observe ; la Tunisie avance avec ceux qui respectent sa souveraineté.Pendant que l’Italie consolide son ancrage énergétique et que l’Algérie sécurise le flanc politique, la France découvre une évidence que le terrain confirmait depuis des années : la Tunisie n’est plus une dépendance diplomatique, encore moins une extension de son débat intérieur.

Il suffit d’écouter les communiqués officiels pour croire que la relation tuniso-française traverse un simple « passage délicat ». En vérité, le malaise est plus profond. D’un côté, Paris multiplie les jugements sur la situation interne tunisienne, donne la parole à des pseudo-opposants installés dans l’Hexagone et s’imagine encore en arbitre d’une transition qu’elle ne comprend plus. De l’autre, Tunis assume désormais une diplomatie souveraine, recentrée sur ses intérêts fondamentaux : stabilité interne, sécurité régionale, partenariats utiles, et refus de toute tutelle morale ou politique.

Cette divergence ne date pas d’hier. Elle s’est cristallisée lorsque la Tunisie a cessé d’attendre l’aval français pour bâtir ses alliances. L’Algérie est devenue un partenaire stratégique, l’Italie un allié opérationnel — migration, énergie, investissements — et l’Europe du Sud s’est recomposée sans que Paris ne trouve la clé pour réintégrer le jeu. Même l’économie raconte ce basculement : la France reste le premier investisseur, mais ce sont les projets italiens, chinois et algériens qui structurent les dynamiques du moment.

Loin des récits sentimentaux (imaginaires ?) sur « l’amitié historique », une géopolitique nouvelle s’impose. La Tunisie ne rompt pas avec la France ; elle l’a simplement dépassée. Et tant que Paris continuera à vouloir jouer un rôle symbolique dans un pays qui lui demande du respect et non des leçons, le froid diplomatique restera la norme. Car dans le Maghreb d’aujourd’hui, l’influence ne s’hérite pas : elle se mérite.

 

Une relation qui s’essouffle : la France parle, la Tunisie avance

 

Depuis deux ans, Paris s’entête à commenter la vie politique tunisienne comme si rien n’avait changé depuis 2011. Ministres, députés, éditorialistes et ONG françaises se relayent pour donner des leçons de gouvernance ; les plateaux télévisés accueillent des opposants qui trouvent en France un refuge politique, parfois même lorsqu’ils sont impliqués dans des dossiers de corruption en Tunisie. À force de transformer le débat tunisien en enjeu parisien, la France a fini par perdre ce qui faisait sa force : la discrétion, l’efficacité, la connaissance fine du terrain.

Côté tunisien, la réaction a été claire : on ne reprend plus le script hérité du passé. Le président Kaïs Saïed, quel que soit le jugement qu’on porte sur sa vision politique, a imposé une ligne de conduite constante : souveraineté d’abord, partenariat ensuite. Cette posture a transformé l’équation. Paris ne peut plus présumer d’un droit naturel d’ingérence morale dans les affaires tunisiennes, et les critiques répétées — sur la « démocratie », les libertés, ou la gestion interne — ne produisent plus aucun effet politique à Tunis.

Dans les administrations tunisiennes, un constat s’est imposé : la France parle beaucoup mais agit peu. Les annonces sur « 4 millions d’euros pour l’insertion de 1000 jeunes Tunisiens » rendent service à la communication, mais elles paraissent insignifiantes lorsqu’on les compare à l’ampleur des défis économiques tunisiens. Surtout lorsque, dans le même temps, l’Italie multiplie les projets énergétiques de plusieurs centaines de millions d’euros, ou que l’Algérie investit dans la sécurité régionale, les échanges commerciaux et l’intégration économique.

L’impression tunisienne, nourrie par les faits, est simple : la France ne fait qu’observer et critiquer, les autres partenaires étrangers apportent des propositions concrètes.Et dans ce décalage, la relation a changé de nature. La France ne dirige plus le tempo. Elle le commente.

 

La France s’agite, mais la Tunisie a changé de centre de gravité

 

Pendant que Paris enchaîne rapports, critiques et petites annonces, Tunis avance dans une direction qui ne doit rien au logiciel politique français. Le vrai pivot, celui qui redessine la carte, se trouve ailleurs : Alger et Rome.

L’été 2023 avait marqué un tournant. Alors que Paris multipliait les déclarations alarmistes sur la migration, c’est Rome qui a parlé d’« allié stratégique » en évoquant la Tunisie, un qualificatif que la France n’a jamais osé employer — ou n’a jamais jugé utile de formuler. Les résultats, eux, sont concrets : réduction massive des départs vers l’Italie, à tel point que Meloni en a fait le succès de sa diplomatie ; accélération des projets énergétiques transfrontaliers Tunisie-Libye-Algérie sous la houlette d’ENI, et déploiement d’un axe sécuritaire discret mais solide, qui court de Tunis à Alger et remonte jusqu’à Rome.

Pendant ce temps, la France ne propose plus rien, ni vision, ni projet structurant, ni présence économique significative comparée à l’Italie. Même les entreprises françaises constatent qu’il est devenu plus simple de traiter avec Rome qu’avec Paris. Les dossiers stagnent, les crédits tardent, les messages politiques sont brouillés.

Il n’y a pourtant pas de rupture officielle entre Tunis et Paris. Juste une évidence diplomatique :la Tunisie regarde vers ceux qui l’aident réellement, pas vers ceux qui la sermonnent.Et dans cette dynamique, la France semble toujours persuadée que la Tunisie est un terrain acquis. C’est une erreur stratégique : Tunis n’est plus dans la position où l’on attend qu’elle suive. Elle peut choisir. Elle doit choisir, même. Car la diversification des partenariats diplomatiques est devenue un enjeu vital, surtout pour l’économie tunisienne.

 

Eni, l’ombre italienne qui plane sur le Sud tunisien

 

Si un intervenant symbolise ce basculement diplomatique, c’est bien Eni. Depuis deux ans, la major italienne tisse une présence qui a peu d’équivalents dans l’histoire récente du pays. Son avancée est méthodique : nouveaux permis, extension des activités gazières, partenariats sur les interconnexions énergétiques et investissements ciblés dans les zones frontalières les plus sensibles. À mesure que la France s’enferme dans le commentaire politique sur la Tunisie, l’Italie, elle, occupe le terrain, notamment dans l’énergie, domaine où Paris n’a plus qu’une influence résiduelle.

Ce déploiement n’est pas qu’économique. Il reflète un choix stratégique assumé par l’Italie : stabiliser son voisinage immédiat, sécuriser ses approvisionnements et renforcer la coordination migratoire. Meloni le répète à longueur d’interventions, et les chiffres parlent d’eux-mêmes : baisse spectaculaire des départs depuis la Tunisie, dossiers débloqués en un temps record et accords qui avancent là où Paris se contente de déclarations publiques. On est loin de la diplomatie hésitante et saturée de morale que la France a adopté ces dernières années.

Pour Tunis, cet ancrage italien tombe à point nommé. L’Italie n’impose ni le vocabulaire politique de ses médias, ni les postures de son système partisan, ni les injonctions humanitaires qui rythment la relation franco-tunisienne depuis une décennie. Elle négocie, propose, sécurise des investissements et s’aligne discrètement sur la position de l’Algérie, ce qui, dans le contexte régional, compte au moins autant que les milliards promis.

L’ironie, c’est que la France observe tout cela depuis la ligne de touche. À mesure que la Tunisie construit une relation de souveraineté assumée avec Rome et Alger, Paris semble découvrir qu’elle est devenue un acteur secondaire dans un espace où elle croyait encore dicter l’agenda.

 

Alger, Rome et Tunis : un axe qui se consolide pendant que Paris se cherche

 

Il serait réducteur de voir dans la dégradation franco-tunisienne un simple malentendu politique. Ce qui se joue dépasse la communication, les éditoriaux parisiens ou les polémiques diplomatiques. En réalité, Tunis a trouvé dans l’axe Alger-Rome un espace de stabilité, de respect mutuel et de coopération tangible, trois éléments que la relation avec la France ne garantit plus depuis longtemps. L’Algérie offre un cadre stratégique commun : sécurité régionale, lutte contre les réseaux transfrontaliers, vision convergente sur la Libye et fermeté assumée sur la souveraineté. L’Italie, elle, apporte les investissements, l’énergie, les interconnexions et une diplomatie pragmatique qui parle résultats avant postures. Bien que, certains déséquilibres restent inquiétants, les relations italo-tunisiennes demeurent plus respectueuses que celles avec la France.

Ce rapprochement n’est dirigé contre personne, mais il redessine mécaniquement les équilibres. À Paris, on peine à comprendre que la Tunisie n’est plus l’élève idéal du « modèle français » et qu’elle choisit désormais ses partenaires selon ses intérêts, non selon des fidélités historiques entretenues à sens unique. Surtout, l’Etat tunisien n’accepte plus l’idée qu’un partenaire puisse critiquer publiquement ses institutions tout en exigeant une coopération sécuritaire, migratoire ou économique. L’époque où la France pouvait se positionner comme mentor moral tout en jouant le gendarme régional appartient au passé.

Pendant ce temps, Alger et Rome traitent Tunis comme un interlocuteur adulte. Elles ne commentent pas son fonctionnement interne, ne dictent pas son tempo politique et ne tentent pas de peser sur son paysage partisan. L’appréciation vaut dans l’autre sens : Tunis respecte leurs lignes rouges, leurs priorités et leurs vulnérabilités. Cette symétrie, qui manque cruellement dans la relation franco-tunisienne, explique en grande partie l’évolution du paysage diplomatique.

Au fond, ce qui dérange Paris n’est peut-être pas le discours tunisien, mais le fait que Tunis ait enfin trouvé une alternative. Une alternative souveraine, structurée, et qui fonctionne. Dans les chancelleries européennes, certains l’ont compris ; en France, on continue de s’en étonner, comme si la Tunisie devait attendre indéfiniment que Paris règle ses propres contradictions.

Tout compte fait, le refroidissement franco-tunisien est le résultat d’un décalage devenu trop large pour être masqué par les formules polies. Pendant que Paris s’accroche à un discours moraliste qui ne convainc plus personne, Tunis regarde les faits. Et les faits sont têtus : la France n’est plus ce « pays des droits de l’homme » dont l’image servait encore de caution il y a quelques décennies.

L’arrestation de Pavel Durov au cœur de l’été, le silence sur les dérives sécuritaires internes, l’usage répété du 49.3 pour contourner un Parlement français paralysé et le virage discursif anti-migration ont fissuré une aura qui ne tient désormais que dans la nostalgie de certains éditorialistes.

Pour les Tunisiens, ce décalage est devenu impossible à ignorer. L’Etat tunisien ne peut plus accepter de recevoir des leçons démocratiques d’un partenaire qui soutient sans réserve les opérations les plus meurtrières de l’entité sioniste à Gaza, tout en présentant la Tunisie comme un cas d’école des dérives autoritaires. La cohérence a ses exigences : on ne peut pas s’ériger en gardien universel des principes et fermer les yeux sur les violations les plus flagrantes lorsque les auteurs sont des alliés.

Tunis n’a jamais demandé à Paris d’approuver ses choix politiques, mais elle exige, légitimement, qu’on la traite en partenaire souverain, pas en élève dissipé. Et puisque cette équation n’est plus garantie, la Tunisie avance avec ceux qui respectent son tempo : l’Algérie, l’Italie, la Chine, les Pays-Bas et le Japon dans une moindre mesure… plus largement les partenaires qui privilégient les résultats aux sermons. La France, elle, semble toujours attendre que Tunis revienne vers elle d’elle-même, comme si rien n’avait changé.

Ce qui a changé, pourtant, est simple : la Tunisie n’est plus une extension de l’imaginaire politique français. Elle trace sa route. Et cette fois, elle ne demande pas la permission.

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