Atlantisme énergétique ou pragmatisme géostratégique ?
Par Jamel BENJEMIA

Atlantisme énergétique ou pragmatisme géostratégique ?
Par Jamel BENJEMIA

Il existe des moments où la géopolitique se déploie comme un rideau froissé : d’un côté, des puissances qui sculptent silencieusement leur avenir ; de l’autre, un continent qui hésite, effleure la lumière du doigt, puis recule dans une demi-pénombre qu’il confond avec de la prudence. L’Europe contemple la grande divergence énergétique entre la Chine et les États-Unis comme on contemple un fleuve trop large pour être franchi : paralysée par sa profondeur, fascinée par ses reflets.
Car la scène du monde s’organise désormais autour d’un moteur inédit. L’énergie, plus encore que la monnaie ou la force militaire, détermine l’assise réelle des nations. Elle dicte leurs alliances, leurs ruptures, leurs silences. Et la rivalité sino-américaine, loin d’être un simple duel technologique, devient la matrice où s’esquisse le destin de notre temps. Pendant que les deux géants tracent, chacun à sa manière, les lignes maîtresses de l’époque qui s’annonce, l’Europe, elle, peine à comprendre que son avenir se joue sur un fil de haute tension qu’elle ne maîtrise plus.
Le dualisme énergétique : empire électrique, empire fossile
La Chine avance dans le siècle comme si chaque kilowatt était une pièce d’armure. Ses parcs éoliens dressent dans les steppes des silhouettes de sentinelles métalliques ; ses champs solaires recouvrent des vallées entières, alignés comme des armées muettes ; ses usines, enfin, déversent des batteries par millions, comme si le pays s’était donné pour mission d’électrifier non seulement son territoire, mais son destin.
Privée de pétrole en quantité suffisante, dépendante de détroits vulnérables, la Chine a choisi l’électricité comme rempart et comme horizon. Elle en a fait la clef de sa sécurité, l’outil de sa puissance, la matrice de son autonomie.
En face, les États-Unis continuent d’exhiber leur orgueil fossile comme un talisman. Le pétrole reste leur totem, le gaz leur colonne vertébrale, et le slogan « Drill, baby, drill » circule comme une incantation nationale. Pourtant, dans le secret des chiffres, l’Amérique sait que l’avenir se joue ailleurs : ses États les plus pétroliers (le Texas en tête) se couvrent de panneaux solaires parce que le marché, ce dieu qu’elle adore, ne ment jamais.
Ainsi se dessine un monde doublé : une Chine qui s’électrise par survie, des États-Unis qui s’accrochent à leur rente fossile, mais deux puissances qui, paradoxalement, nourrissent la même poussée vers les renouvelables.
Une Europe paralysée par son propre tropisme
L’Europe regarde, tremble, analyse, puis se détourne, comme si la vérité énergétique était trop violente pour être affrontée sans chanceler. Depuis une décennie, elle accumule les plans, les stratégies, les pactes climatiques ; elle multiplie les décrets et les incantations normatives ; elle célèbre chaque panneau installé comme un trophée diplomatique, sans voir qu’elle échoue pourtant sur l’essentiel : le prix.
Ses industries paient leur électricité deux à trois fois plus cher que leurs concurrentes chinoises ou américaines.
Ses dirigeants prêchent la souveraineté tout en signant, dans l’urgence, des accords qui la dissolvent.
Et Bruxelles, en quête d’une cohérence qu’elle n’atteint jamais, s’aligne par réflexe sur Washington, comme une boussole aimantée par un Nord qu’elle confond avec la vertu.
Meloni : la dissidence méditerranéenne
C’est dans cette Europe hébétée que Giorgia Meloni avance, non pas en électron libre mais en stratège méditerranéenne. Derrière les caricatures qui la réduisent à un personnage folklorique, elle trace le début d’une doctrine énergétique alternative. Elle a compris avant d’autres que l’Italie, prise entre une industrie qui suffoque et une facture énergétique insoutenable, devait se tourner vers une source stable, proche, respirable.
Elle s’est donc tournée vers l’Algérie, non par romantisme méditerranéen, mais par instinct, celui des nations qui sentent venir l’orage. Entre Rome et Alger, un axe discret s’est reformé, un fil d’acier qui contourne les lenteurs de Bruxelles et s’enracine dans une logique simple : la proximité, la constance, la continuité.
Meloni ne vend pas un rêve : elle sécurise un hiver, un printemps, un avenir proche.
Et, ce faisant, elle défie l’immobilisme européen avec une audace que bien peu avaient su anticiper.
Le retour d’un colonialisme décomplexé
Il suffit d’observer les secousses du présent pour comprendre que le colonialisme, loin d’avoir été relégué aux archives honteuses du XXᵉ siècle, revient désormais sous une forme décomplexée, nue, presque cynique, une prédation qui avance masquée derrière le langage des droits, de la sécurité, des alliances obligées. Gaza en fut le prologue brutal : sous les décombres, au-delà des charniers et des silences complices, dorment des gisements gaziers dont les cartes circulaient bien avant les résolutions onusiennes. De l’autre côté de l’Atlantique, la crispation américaine contre le Venezuela révèle la même arrière-pensée minérale : l’obsession de contrôler les poches d’énergie qui pourraient desserrer l’étau stratégique de Washington. Demain, ce pourrait être la Colombie ou tout autre territoire dont les sous-sols éveillent l’appétit des puissances ; car il suffit qu’un pays s’émancipe ou qu’un gouvernement résiste pour que surgisse le prétexte d’une « inquiétude démocratique », masque commode d’une volonté de mainmise.
Cette tentation impériale, on la retrouve jusque dans les paroles âpres de la nouvelle ambassadrice américaine en Grèce : elle fustige les Grecs avec une condescendance d’un autre âge et voit d’un mauvais œil que le port du Pirée, hub méditerranéen vers l’Afrique et l’Asie, traversé désormais par les flux chinois qui redessinent les routes du commerce mondial. Car derrière la vertu proclamée, derrière les avertissements et les sermons diplomatiques, c’est la géographie du pouvoir qui se redessine : ports stratégiques, mers gazières, détroits convoités, corridors énergétiques. Et, sous cette surface, une vérité que personne n’ose dire : les empires ne disparaissent jamais, ils changent seulement de syntaxe, remplacent les fusils par les pipelines, les croiseurs par les terminaux méthaniers, les administrations coloniales par les « investissements structurants ».
Choisir, enfin, son propre courant
Face à cette recomposition, la rivalité Chine–États-Unis demeure la lame qui taille l’ordre international.
La Chine construit une souveraineté électrique.
Les États-Unis exportent leur fossile comme on diffuse une doctrine.
Entre les deux, le monde s’aligne, se déplace, se fragmente. Et l’Europe, elle, dérive, incapable de choisir son courant.
L’Europe n’a pas besoin d’un maître : elle a besoin d’une volonté. Elle n’a pas besoin de sermons climatiques qu’elle récite machinalement : elle a besoin d’une énergie qui n’étrangle pas son industrie. Elle n’a pas besoin de dogmes réconfortants : elle a besoin de comprendre que la scène mondiale n’attend jamais ceux qui hésitent.
Car ailleurs, tout avance avec une logique claire, et la Chine tisse un récit électrique qui nourrit son ambition.
Les États-Unis façonnent leurs alliances avec la vigueur tranquille des empires sûrs d’eux.
L’Italie, portée par Meloni, renoue avec une Méditerranée stratégique qu’elle avait trop longtemps négligée.
Et, tandis que chacun redessine son espace de puissance avec une détermination tranquille, l’Europe demeure à la lisière de son propre destin, comme si elle redoutait de franchir le seuil qui la ramènerait à elle-même. Face à eux, elle doit enfin choisir : rester enchaînée à un atlantisme devenu réflexe, ou accepter qu’une part de son destin exige un pragmatisme neuf.
Et pourtant, que voit-on vraiment ? Une Commission qui signe des engagements qu’elle contredit dans la même phrase.
Lorsque Mme Ursula von der Leyen engage l’Union dans un approvisionnement massif de gaz de schiste américain tout en célébrant la transition verte, elle commet un geste qui défie toute cohérence : celui du pendu qui achète sa corde, en espérant que la fibre se change en fil de soie, comme si un gouffre pouvait se muer en passerelle. Entre la fidélité et la lucidité, il existe un interstice étroit où se dessine la respiration même d’un continent.
S’il refuse d’y entrer, les câbles de sa souveraineté vibreront toujours au rythme des autres, sans jamais retrouver sa propre pulsation.



