NIZAR JLIDI écrit : Etats-Unis–Tunisie : un ambassadeur arrivé par la petite porte

La nomination de Bill Bazzi, nouvel ambassadeur américain en Tunisie, aurait pu être un événement diplomatique banal. Mais l’absence de présentation de ses lettres de créance au président Kaïs Saïed, et son unique rencontre avec le ministre des Affaires étrangères, ont transformé ce qui devait être une formalité en un signal politique. Washington semble vouloir tester les limites d’une Tunisie qui, sur Gaza comme sur sa souveraineté, ne transige pas.
Il arrive parfois que les gestes les plus discrets révèlent les intentions les moins avouées. L’arrivée à Tunis du nouvel ambassadeur des Etats-Unis, Bill Bazzi, en est l’illustration parfaite : pas d’audience présidentielle, pas de réception protocolaire à Carthage, seulement une remise d’une « copie figurée » au ministre des Affaires étrangères. Rien d’illégal, mais tout est inhabituel. Et dans une relation déjà tendue par la question des surtaxes douanières de Trump, par la fermeté tunisienne sur la cause palestinienne et par les crispations liées aux visites officielles précédentes, ce détail prend des allures d’avertissement diplomatique.
Washington semble vouloir rappeler qu’il compte mettre la pression sur la Tunisie. Tunis, de son côté, montre qu’elle ne changera ni son orientation, ni ses priorités, ni ses principes — même si le prix économique devient plus lourd. Entre les deux capitales, un cycle d’incompréhensions s’installe, sans rupture, mais avec une méfiance croissante.
Un ambassadeur qui arrive sans passer par Carthage : un protocole bousculé
On peut débattre de beaucoup de choses, mais pas du protocole diplomatique : un ambassadeur n’est pleinement accrédité qu’après avoir présenté ses lettres de créance au chef de l’Etat. C’est une règle universellement admise, observée même dans les moments de tension entre les pays.
Le 10 novembre pourtant, Bill Bazzi a été reçu… par le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti. Photos, communiqué concis, puis silence. Aucun passage par la présidence. Aucun communiqué de Carthage. Rien qui ressemble à l’usage diplomatique. Pourtant, le président tunisien Kais Saied avait multiplié les réceptions d’ambassadeurs en octobre et en novembre.
Cela ne signifie pas que l’Etat tunisien refuse l’accréditation. Mais cela montre que la présidence ne valide pas la méthode américaine, et réserve sa réponse. Un geste mesuré, mais lourd de sens. Surtout face à un diplomate dont la nomination a été arrachée au Sénat américain par 51 voix contre 47, et dont la proximité avec certains parlementaires américains notoirement hostiles à la Tunisie n’a échappé à personne.
Washington, lui, semble vouloir avancer quoi qu’il arrive, comme si la Tunisie devait s’adapter au rythme imposé. Dans un contexte où Tunis ne transige ni sur sa souveraineté, ni sur sa position à Gaza, ni sur son refus catégorique de toute normalisation avec l’entité sioniste, cette manière de procéder ressemble moins à une maladresse qu’à un test. Un moyen de mesurer jusqu’où la Tunisie est prête à encaisser — sans renvoyer le message.
Washington augmente la pression : taxes et messages politiques
Les signaux venus de Washington ne sont jamais isolés. Ils s’emboîtent, se complètent, et finissent par dessiner un cadre : reprendre la main sur une Tunisie devenue imprévisible pour les chancelleries occidentales. Les surtaxes douanières appliquées depuis l’arrivée de Trump au pouvoir — 25 % dans la communication officielle, mais potentiellement plus proches de 50 % si l’on applique réellement la réciprocité américaine — constituent le premier niveau de pression. Elles réduisent la compétitivité de plusieurs secteurs tunisiens, notamment le textile et les composants mécatroniques, destinés à l’export vers les Etats-Unis.
Pour Tunis, cette charge est lourde, mais l’attitude américaine l’est davantage encore : la surtaxe est appliquée comme un outil de discipline, pas comme une mesure économique argumentée. Samir Abid, ministre du Commerce, l’a rappelé devant l’Assemblée : des discussions sont en cours avec Washington et Bruxelles pour alléger la facture douanière. Mais dans le climat politique actuel, la négociation est tout sauf technique.
Car les Etats-Unis ne pardonnent ni la neutralité tunisienne sur plusieurs dossiers régionaux, ni la fermeté sur la cause palestinienne. La diplomatie tunisienne n’a jamais varié : pas de normalisation, pas d’ambiguïté, pas de concessions sur les lignes rouges. Un positionnement salué par la population, mais perçu comme un irritant à Washington, surtout sous une administration où Israël dicte une grande partie de la grammaire diplomatique américaine.
La visite très remarquée de Massad Boulos à Tunis, le 22 juillet, illustrait déjà ce décalage. Il était venu rappeler les « priorités » américaines ; il a été pris de court par le président Kais Saïed qui lui a bien rappelé que la Tunisie ne pratique pas l’amnésie diplomatique. Depuis, Washington semble tester d’autres moyens de pression — commerciaux, diplomatiques, protocolairement agressifs — pour réimposer un rapport de force.
Ce n’est pas la rupture. C’est la reprise en main.
Une accréditation irrégulière qui en dit long : le cas Bill Bazzi
Dans le protocole diplomatique, certains gestes sont anodins, d’autres ne le sont jamais. La manière dont les Etats-Unis ont introduit leur nouvel ambassadeur en Tunisie appartient clairement à la seconde catégorie.
Bill Bazzi — républicain, proche du sénateur Joe Wilson, l’une des voix les plus hostiles à Tunis aux Etats-Unis — a été accrédité de façon inhabituelle. Arrivé officiellement en octobre, il n’a pas présenté ses lettres de créance au président Kaïs Saïed, comme l’exige la procédure. Il a remis une simple copie « figurée » au ministre des Affaires étrangères Mohamed Ali Nafti le 10 novembre. Sans cérémonie officielle, sans communiqué présidentiel, sans même la photo symbolique qui, dans la diplomatie, vaut reconnaissance mutuelle.Ce n’est pas un détail. C’est un message, sans doute initié par Bill Bazzi. Selon un diplomate tunisien : « l’ambassadeur américain a juste ‘tapé l’incruste’ au ministère, il n’a pas été invité ».
En agissant ainsi, Washington s’expose volontairement à une ambiguïté : un représentant américain peut-il réellement exercer pleinement ses fonctions sans avoir été reçu par le chef de l’État ? La pratique existe parfois, mais toujours dans des contextes où une crise est ouvertement assumée. Le silence de la Maison-Blanche, lui, est éloquent.
Le choix de Bazzi ajoute une autre couche. Son réseau — conservateur, trumpien, très aligné sur les agendas sécuritaires israélo-américains — tranche avec la ligne que les Tunisiens défendent sur la cause palestinienne et sur la souveraineté nationale. Bazzi, lui, représente un courant qui n’a jamais fait mystère de sa méfiance envers Tunis, surtout depuis 2021.
Pour Washington, l’option Bazzi a peut-être un objectif simple : tester les limites du pouvoir tunisien, jauger sa réaction, voir si Tunis protestera ou encaissera. Pour Tunis, l’affaire est plus délicate : refuser l’accréditation serait perçu comme une humiliation ; l’accepter sans mot dire créerait un précédent dangereux.
Entre les lignes, un bras de fer s’installe — feutré, mais assumé. Et il est rare que les Américains en ouvrent un sans arrière-pensée.
Tunisie et Etats-Unis : zone de turbulences
Rien en apparence ne justifie une escalade, mais tout dans la mécanique diplomatique actuelle y pousse. Entre Washington et Tunis, la confiance s’est érodée, les priorités ont divergé et les signaux ne trompent plus.
D’abord, les Etats-Unis n’acceptent pas que la Tunisie ne soit plus un partenaire « pilotable ». Depuis 2021, Tunis a adopté une ligne singulière : souveraineté politique, neutralité régionale, refus catégorique de soumission aux humeurs du FMI ou de tout ce qui pourrait s’apparenter à un dialogue avec l’entité sioniste. Un positionnement cohérent avec l’opinion publique mais devenu incompréhensible pour les stratèges américains, surtout depuis que la guerre à Gaza structure toute leur diplomatie. La fermeté tunisienne les frustre : ils ne peuvent ni la sanctionner ouvertement, ni l’influencer réellement.
Ensuite, il y a la dimension intérieure américaine. Dans l’entourage de Trump, certains considèrent la Tunisie comme un pays « à recadrer », trop indépendant, trop vocal sur la cause palestinienne, pas assez aligné sur l’architecture sécuritaire de Washington. L’arrivée de Bill Bazzi — issu de ce courant — n’est pas neutre : c’est l’installation d’un regard hostile au cœur de la relation bilatérale.
À cela s’ajoute le contexte économique. Les surtaxes américaines frappent les exportations tunisiennes sans justification claire, et leur maintien ressemble davantage à un outil de pression qu’à une mesure commerciale. Washington sait que Tunis traverse une période sensible : pression budgétaire, chute des marges de manœuvre, climat social tendu. C’est précisément dans ces moments que les grandes puissances testent la résistance des pays du tiers monde.
Tout indique donc que la relation bilatérale pourrait devenir plus dure. Pas forcément explosive, mais plus sèche, plus transactionnelle, plus chargée de sous-entendus — et surtout plus imprévisible.
Taxes douanières, commerce et lignes rouges tunisiennes
Derrière l’épisode Bazzi, il y a une autre bataille, plus silencieuse : celle des chiffres. Les taxes douanières américaines ne sont pas une abstraction technocratique, elles touchent des secteurs tunisiens bien identifiés : textile, composants industriels, agroalimentaire, une partie de ce qui reste du « made in Tunisia » exportable vers les Etats-Unis.
Officiellement, Washington parle de réciprocité commerciale et de correction des déséquilibres. Concrètement, la Tunisie est désormais frappée par des surtaxes qui renchérissent fortement ses produits à l’entrée du marché américain, alors même que ce marché ne représente qu’une fraction des débouchés tunisiens. C’est moins une négociation qu’un signal : les Etats-Unis rappellent qu’ils peuvent rendre la vie plus compliquée à un partenaire qui refuse de s’aligner.
Face à cela, Tunis tente de garder le sang-froid. Le ministre du Commerce, Samir Abid, l’a expliqué devant les députés : des discussions sont en cours avec l’Union européenne et les Etats-Unis pour atténuer ces taxes et préserver une partie de la compétitivité tunisienne à l’export. Mais il y a un non-dit : la marge de manœuvre du gouvernement reste limitée. Les Américains peuvent lier l’allègement des surtaxes à des signaux politiques, et la Tunisie a clairement indiqué qu’elle ne « paiera » pas en abandonnant ses constantes diplomatiques.
La ligne rouge tunisienne est connue :la cause palestinienne n’est pas négociable, la normalisation n’est pas une option, la souveraineté nationale ne se monnaye pas contre un point de croissance. Dans ce bras de fer, Tunis compte davantage sur la diversification de ses partenaires, sur ses liens avec d’autres puissances et sur la solidité de son opinion publique sur certains dossiers que sur un retournement d’humeur à Washington. Le calcul est simple : mieux vaut absorber le choc économique que de perdre la seule chose qui reste vraiment à la Tunisie dans ce contexte régional chargé — sa capacité à dire non.
Entre Tunis et Washington, rien n’explose, mais tout grince. Les Etats-Unis testent, insistent, déplacent les lignes du protocole comme du commerce ; la Tunisie, elle, tient son cap. Ni défi, ni soumission : une constance. Face aux pressions politiques, aux surtaxes et aux signaux diplomatiques délibérément ambigus, le pays préfère encaisser plutôt que renier ce qui structure son identité politique.
L’arrivée irrégulière de Bill Bazzi joue alors comme un révélateur : le message américain n’est pas seulement diplomatique, il est politique. La réponse tunisienne, elle, est déjà connue — calme, mais inébranlable.
Dans un monde où les alliances se renégocient chaque semaine, Tunis rappelle qu’elle ne marchande pas ses principes. Et si cela annonce des temps plus rugueux entre les deux capitales, c’est peut-être aussi la preuve que la souveraineté a encore un prix. Reste à savoir : la Tunisie peut-elle l’assumer ?



