Plumes des deux rives

L’âge horizontal : La fin des hauteurs, le règne des algorithmes.

Par Jamel BENJEMIA

 

Il peut arriver parfois que les époques ne se terminent pas de façon bruyante, mais plutôt dans un souffle subtil. Ce ne sont ni les grandes foules en liesse, ni les fanfares du progrès qui marquent leur dénouement, mais un changement imperceptible dans la réalité. Là où jadis les hommes levaient les yeux vers les verrières des tours de verre et d’acier, ils scrutent désormais les écrans.

L’ère industrielle, verticale et conquérante, s’estompe dans le reflet du présent.

Ce n’est pas une simple évolution, mais une transformation : un effondrement silencieux, une renaissance sans douleur.

Ainsi débute une ère nouvelle : horizontale, vaste, incertaine. 

Dans cette immense plaine, nous devrons réapprendre à marcher, non pas pour dominer, mais pour comprendre, pour voir les choses sous un nouvel angle.

L’effacement des cimes

Autrefois, le monde prenait de la hauteur. Les cheminées des usines jaillissaient comme des bras tendus vers le ciel, les bureaux s’entassaient étage après étage, les logements sociaux se faisaient rares, tandis que les villes, animées par une obsession de béton, déchiraient les nuages. Travailler signifiait gravir les échelons, monter à la capitale, là où les opportunités semblaient croître plus haut que les hommes.

C’est la terre, discrète mais tenace, qui a repris le dessus, aplanissant les différences, nivelant les ambitions. Le télétravail est venu fissurer jusqu’à l’idée même de présence, dissolvant les murs, effaçant les distances. Le bureau n’est plus qu’un mot en suspens dans la bouche des anciens cadres, un vestige d’un temps révolu, une relique que le monde numérique observe avec une tendre ironie.

Les murs ne confinent plus les idées. Le pouvoir ne siège plus au dernier étage. Il circule. D’un mail à l’autre, d’un lien à l’autre. Il ne franchit plus les marches, il surfe.

La révolution numérique n’a pas tant aboli l’espace mais le mouvement vers le haut. Ce désir de s’élever. Cette foi en la verticalité comme destinée. Elle a fait tomber l’échelle, sans fracas. Et l’homme ne s’élève plus. Il se connecte.

Le grand aplatissement

La ville s’est répandue lentement, comme de l’encre se diffusant sur un buvard. Elle n’est plus compacte, mais plutôt diluée. Le concept de centre a disparu. Le foyer n’est plus un lieu de refuge, mais plutôt un point de connexion. Désormais, on ne se rend plus au travail, on y accède en ligne.

L’enseignement s’est pixelisé. La santé s’est dématérialisée. L’intimité se partage à distance. Même l’amour se rationalise, se réduit à des variables, s’égrène en profils, se trie dans des algorithmes aux allures d’oracle. Les lieux ont perdu leur importance. Les distances, leur consistance. La proximité, jadis essentielle, s’est vue supplantée par l’instantané. La vitesse prime sur l’accès, la fluidité sur la présence. Dans ce monde horizontal, tout semble réalisable, mais rien n’est imposé. Les liens, innombrables, sont pourtant fragiles. Les échanges, ininterrompus, demeurent volatils. Le monde n’avance plus : il s’étire, s’étale, se dilue, privé de verticalité.

Le règne des invisibles

Les bruits de pistons et de chaînes ont disparu, laissant place à un silence apaisant. Désormais, c’est l’algorithme qui occupe le rôle de la forge moderne, sans l’utilisation de marteaux ni d’étincelles. Il n’a ni visage, ni voix. Il classe, trie, apprend sans relâche. Il anticipe nos actions, suggère avant même que nous le demandions, et prédit nos pensées avant même que nous les ayons formulées. Dans les usines, il orchestre. Dans les banques, il prédit la turbulence. Dans nos téléphones, il soupèse l’instant. Il se faufile partout, tissant subtilement son empreinte sur nos vies. Nous ne le voyons pas, mais nous l’écoutons attentivement. Nous ne lui donnons pas de nom, mais nous nous inspirons de ses actions. Il guide nos choix, et influence nos désirs.

Peu à peu, l’homme abandonne ses réflexes les plus anciens : chercher, hésiter, choisir. Il cède au confort de la suggestion, et à la douceur des prédictions. Il délègue ce qui faisait son sel : le discernement. Alors, l’invisible gouverne. Et le visible s’incline.

Le souffle de la terre

Sous nos pieds, la Terre semble gémir. Elle ne crie pas, elle semble à bout de souffle. Depuis trop longtemps, elle a supporté nos structures industrielles. Elle a été creusée, griffée, percée. Pour nous permettre d’avancer. Pour que l’on brûle. Pour que l’on fonde. Pour que l’on assemble. Pour que l’on consomme. Elle a donné ses ressources : charbon, pétrole, minerais, pour alimenter nos excès de verticalité. Et aujourd’hui ? Elle nous observe réfléchir en silence. Nous taire. Nous connecter. Mais ce changement ne fait pas de nous des sauveurs. Simplement des repentis qui arrivent en retard. L’atmosphère reste lourde, les océans sont chauds, les sols sont épuisés. La machine n’a pas été stoppée, juste réorientée. Le numérique, lui aussi, a besoin de ressources. De serveurs, d’énergie, et des métaux rares. Il ne fume pas, il chauffe. Il ne cogne pas, il puise. En silence. Il crée ainsi de nouvelles blessures. La Terre respire encore, mais à peine. D’un souffle brisé, contraint, comme un asthmatique privé de sa Ventoline. La destruction de la couche d’ozone lui a ôté ce bouclier.

Le labyrinthe doux 

Il y avait un temps où les portes se dressaient devant nous, où les visages nous accueillaient. Des mains à serrer, des couloirs à franchir, des visages à croiser, des regards à soutenir. L’espace sculptait la relation. Mais aujourd’hui, tout semble se dérouler dans un silence étouffant. On pénètre sans faire de bruit, on clique au lieu de frapper, et on communique par le biais d’émoticônes. L’interface est devenue le corridor invisible à travers lequel nous naviguons. Elle nous relie les uns aux autres, mais elle nous efface en même temps. Nous sommes désormais plongés dans un tunnel incessant de notifications. Tout est là, sous nos yeux, mais sans aucune profondeur. Plus de rugosité, plus d’obstacles à surmonter, plus de confrontations requises. Nous évoluons dans un labyrinthe, certes, mais un labyrinthe doux qui nous enserre sans jamais nous repousser. Il englobe toutes nos activités, ne refuse rien, dissout tout sur son passage. Le travail s’invite dans nos espaces personnels, le divertissement se mêle à nos tâches quotidiennes, l’amitié se perd dans un vaste réseau virtuel et la solitude se dilue dans une foule numérique. Les jours se confondent, et les heures s’étirent indéfiniment. Nous sommes partout à la fois, et nulle part en réalité. Toujours connectés, mais jamais pleinement présents. Ce que nous avons gagné en termes d’accessibilité, nous l’avons perdu en profondeur. Ainsi, nous avançons, non pas pour fuir nos existences virtuelles, mais pour éviter de stagner dans un confort précaire, portés par le flux continuel de données qui nous submerge.

Le temps des traversées

Nous avons quitté l’âge des colonnes. Celui des fondations lourdes, des structures figées, et des ordres gravés dans la pierre. Nous avons tourné le dos aux tours, aux sirènes d’usine, et aux coups de grisou. Le monde ne se dresse plus, il se déploie. Nous entrons dans une ère sans sommet, où le pouvoir suggère, où l’intelligence se tapit dans les plis du code, où la vitesse prime sur la force, l’intuition plus que l’effort. Une époque qui ne gravite plus autour d’un centre, mais glisse, s’étend, ondoie.

Mais dans cet espace sans repère, cette horizontalité, si elle libère, désoriente aussi. Elle confond le proche et le lointain, le vrai et le vraisemblable. Il ne suffit plus de bâtir, ni même d’innover. Il faut traverser les flux, percer les apparences, dissiper les illusions et renoncer au confort, pour retrouver l’éveil, retrouver la légèreté, et peut-être, reconquérir du sens. L’horizontalité ne sera pas une pente douce. Elle sera un océan vaste, mouvant, sans rivage ni boussole. Ceux qui sauront lire les courants, ceux-là seuls tiendront la route. Les autres dériveront, croyant naviguer.

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