L’implantation des Frères musulmans en Italie : entre réseaux associatifs, influence transnationale et recompositions géopolitiques
NIZAR JLIDI

Une présence ancienne mais discrète
Depuis les années 1960, l’Italie est devenue un espace clé pour l’expansion des courants islamistes politiques en Europe. À cette époque, un premier noyau d’étudiants venus du Moyen-Orient – principalement de Syrie, de Jordanie et de Palestine – a posé les bases de ce qui allait devenir un réseau structuré. Initialement centré sur des associations étudiantes et culturelles, ce mouvement a rapidement bénéficié de financements considérables en provenance de fondations caritatives du Golfe et du Levant. En quelques années, ces apports ont permis la construction ou l’acquisition de dizaines de mosquées et de centres islamiques, marquant le passage d’un simple ancrage universitaire à une véritable infrastructure communautaire.
De l’encadrement religieux à la construction d’un contre-modèle social
L’évolution de ces réseaux n’a pas suivi une logique purement religieuse. Leur stratégie repose sur la mise en place de ce que les analystes appellent des structures parallèles : écoles, associations culturelles, organisations caritatives et lieux de culte. Ces institutions ne se contentent pas d’encadrer les pratiques religieuses ; elles tendent à former un écosystème alternatif, capable de concurrencer ou de contourner les institutions officielles.
En Italie, ce processus a été consolidé dans les années 1990 avec la naissance de l’Union des organisations et communautés islamiques d’Italie (UCOII). Aujourd’hui, cette entité regroupe plus d’une centaine d’associations et exerce une influence directe sur la majorité des lieux de culte du pays. Elle agit à la fois comme relais communautaire, acteur social et, de facto, comme porte-voix politique.
Turin, Milan et le nord de l’Italie : des bastions structurés
Si Rome demeure symboliquement importante, c’est le nord de la péninsule Turin, Milan, Brescia ou encore Parme qui concentre le plus grand nombre de structures affiliées. Ce maillage territorial s’explique par la forte présence de populations issues de l’immigration récente et par la densité des réseaux de solidarité. Dans certaines villes, les centres islamiques liés aux Frères musulmans ne sont pas de simples lieux de culte : ils abritent des écoles, des associations de jeunesse, des bibliothèques et même des structures économiques locales.
L’ancrage européen et les alliances pragmatiques
L’Italie n’est pas un cas isolé. Les organisations présentes sur son sol s’insèrent dans un réseau transnational qui dépasse largement les frontières nationales. Elles sont reliées à des structures européennes comme l’Union des organisations musulmanes en Europe ou l’Organisation du Waqf islamique, formant une architecture qui combine ressources financières, relais militants et influence idéologique.
Un élément frappant est la capacité de ces réseaux à nouer des alliances ponctuelles avec des acteurs théoriquement adverses, notamment certains cercles chiites liés à l’Iran. Malgré les divergences doctrinales profondes entre sunnites et chiites, des convergences stratégiques se dessinent autour de la critique de l’Occident, de l’opposition à Israël et de la promotion d’un modèle de gouvernance islamique. Ce pragmatisme illustre la logique géopolitique des Frères musulmans : l’idéologie cède le pas à la recherche d’influence et de pouvoir.
Les effets sociaux et politiques : entre intégration et radicalisation
L’expansion de ces structures produit des effets contrastés. D’un côté, elles offrent des services réels aux populations musulmanes en quête de repères et de solidarité. Mais de l’autre, elles favorisent la constitution de enclaves communautaires partiellement coupées du reste de la société. Ce phénomène alimente un double cercle vicieux :
🔹une radicalisation identitaire au sein de certains segments de la jeunesse musulmane, qui se sentent représentés par ces structures et non par les institutions européennes
🔹une réaction politique en miroir, incarnée par la montée de l’extrême droite et des discours anti-immigration, qui exploitent cette situation pour justifier des politiques restrictives.
Le cas suisse : un prolongement révélateur
L’influence des Frères musulmans dépasse la seule Italie. La Suisse, par exemple, a récemment vu s’intensifier le débat sur le rôle de l’« islam politique ». En mai 2025, un rapport français soulignant les risques que représente cette idéologie pour la cohésion sociale a provoqué une controverse au Parlement fédéral. Plusieurs députés, issus aussi bien de la droite que du centre, ont appelé à une évaluation précise de la présence de ces réseaux et à l’interdiction des financements étrangers. Ces débats rappellent qu’il ne s’agit pas d’un problème italien, mais d’un enjeu européen global, lié à la gestion de l’islam dans des sociétés sécularisées.
Un défi stratégique pour l’Europe
La question n’est donc pas uniquement religieuse. Elle touche aux fondements mêmes des démocraties européennes : comment garantir la liberté de culte tout en empêchant l’instrumentalisation politique de la religion ? Comment favoriser l’intégration sans laisser se développer des contre-sociétés prêtes à substituer leurs normes aux lois nationales ?
Les Frères musulmans ne menacent pas l’Europe par des actions violentes immédiates, mais par un travail de fond, patient et structuré, qui vise à modeler les mentalités et à peser sur les équilibres politiques. Leur présence en Italie illustre parfaitement cette stratégie de long terme : une implantation locale, un réseau transnational et une capacité à exploiter les tensions géopolitiques pour renforcer leur crédibilité auprès des populations.