Plumes des deux rives

Algérie, Libye, et le coup d’échecs qui bloque Ankara

Par:Nizar Jlidi

 

Alors que la Turquie négociait avec les fils Haftar l’installation d’une base aérienne à Ghadamès, aux portes de l’Algérie, la partie semblait jouée. Mais une manœuvre du discret patron de la NOC, Masoud Suleman, a rebattu les cartes : en rétablissant la paix pétrolière, il a ouvert la voie à un retour spectaculaire de Sonatrach. Résultat : l’Algérie s’invite dans la partie libyenne non par la menace, mais par le pétrole, et transforme une menace frontalière potentielle en victoire stratégique.

Depuis plusieurs mois, les signaux qui remontaient de l’oasis de Ghadamès inquiétaient sérieusement les stratèges algériens. Située à la triple frontière Libye–Algérie–Tunisie, cette région désertique est tout sauf un no man’s land. Elle concentre un nœud de routes migratoires, des trafics qui irriguent tout le Sahel, des poches de groupes armés difficiles à neutraliser et, surtout, un potentiel énergétique qui aiguise les appétits. Quand Ankara a commencé à négocier avec Khalifa Haftar et ses fils pour l’installation d’une base aérienne dans ce secteur, l’alerte a retenti à Alger : si la Turquie posait ses avions et ses « conseillers militaires » à Ghadamès, c’était l’équilibre sécuritaire de toute la frontière sud-ouest qui vacillait.

Le piège turc à la frontière algérienne

Le mouvement turc, au premier abord, semblait paradoxal. Car c’est Tripoli — et donc Dbeibah — qui avait été le grand allié d’Ankara depuis 2019, lorsque les drones turcs avaient stoppé la progression de Haftar vers la capitale. Mais la realpolitik n’a pas de mémoire. Les fils du maréchal ont compris qu’il était plus rentable de monnayer un accès stratégique contre des contrats et une reconnaissance internationale que de camper dans une opposition rigide. Les Turcs, eux, n’ont pas hésité : pivotant de Tripoli vers Benghazi, ils ont ajouté une corde à leur arc, transformant un ancien ennemi en partenaire d’opportunité.

Pour l’Algérie, ce deal tacite Haftar–Turquie représentait une menace existentielle. Non seulement il plaçait une puissance étrangère agressive sur sa frontière, mais il renforçait aussi l’influence de Benghazi, historiquement perçue comme plus instable et plus poreuse aux infiltrations sahéliennes. En termes de géopolitique énergétique, cela voulait dire qu’Ankara et l’Est libyen s’installaient au-dessus du bassin de Ghadamès, verrou stratégique autant pour le pétrole que pour le contrôle des flux migratoires.

Moscou, malgré son influence sur Haftar, regardait ce projet avec circonspection. La Russie a des intérêts bien ancrés en Cyrénaïque et n’a pas besoin d’un partenaire turc trop envahissant qui viendrait perturber l’équation fragile avec Alger. Car le Kremlin, même s’il joue sur plusieurs tableaux, a toujours pris soin de ménager l’Algérie, partenaire militaire et diplomatique de long terme. Une Turquie installée militairement à Ghadamès, capable d’interférer dans les dynamiques sahéliennes, pouvait déstabiliser la frontière sud algérienne et compromettre l’équilibre régional — une ligne rouge pour Moscou.

Washington, du moins dans la nouvelle configuration Trump, observait également avec méfiance ce rapprochement Ankara–Haftar. Car les Etats-Unis voient dans l’Algérie une présence forte, fiable et non alignée sur l’Union européenne en Afrique du Nord. Dans cette perspective, une base turque à Ghadamès n’était pas seulement une provocation contre Alger, c’était aussi une complication pour les Américains : elle donnait à Ankara un levier supplémentaire dans une zone que Washington préfère garder sous la surveillance de partenaires stables.

Ce projet de base n’était pas qu’un enjeu militaire. C’était une démonstration de force diplomatique : montrer que la Turquie, après avoir arraché à l’Europe le contrôle des flux migratoires, pouvait aussi s’installer au cœur du Sahara comme arbitre des routes clandestines et du pétrole frontalier. L’Algérie se retrouvait ainsi encerclée symboliquement : à l’ouest par un voisin marocain aligné sur Israël et soutenu par les États-Unis, à l’est par une Libye instrumentalisée par Ankara, et au sud par un Sahel livré aux rébellions et aux ingérences extérieures.

Pour Alger, la question n’était plus seulement celle de la sécurité frontalière. C’était une menace de voir son espace vital comprimé, ses marges diplomatiques rognées et son rôle régional réduit. L’histoire du Maghreb et du Sahara a toujours montré que celui qui contrôle Ghadamès contrôle bien plus qu’une oasis : il tient une clé logistique qui ouvre sur le Sahel, verrouille la Tripolitaine et menace directement le flanc sud-est algérien.

C’est dans ce contexte explosif que s’est préparé le « coup de maître » qui allait suivre. Car si Ankara croyait pouvoir sceller un partenariat exclusif avec Benghazi et y installer un avant-poste militaire, l’Algérie avait d’autres cartes en main. Et ce n’est pas par la confrontation frontale qu’elle allait les abattre, mais par un jeu d’influence silencieux, en attendant le moment où les plaques tectoniques du pétrole et de la diplomatie se réaligneraient.

Masoud Suleman, architecte de la paix pétrolière

Quand Masoud Suleman a été propulsé à la tête de la National Oil Corporation (NOC), beaucoup y ont vu une nomination de transition. Un technocrate discret, capable de contenter provisoirement les rivaux libyens en attendant mieux. En réalité, sa marge de manœuvre était immense : dans un pays fracturé où le pétrole reste l’unique ressource stratégique, celui qui dirige la NOC dispose d’un pouvoir supérieur à la plupart des ministres. Suleman, homme de compromis entre Abdelhamid Dbeibah à Tripoli et Khalifa Haftar à Benghazi, a vite compris que son mandat ne se limiterait pas à gérer la production. Il s’agissait de rétablir la paix pétrolière, condition sine qua non de toute stabilité nationale et régionale.

Dès juillet 2025, Suleman frappe fort. Il rétablit les licences d’exploration de British Petroleum (BP), gelées depuis des années. Ce geste n’est pas seulement un signal adressé aux investisseurs étrangers, c’est un message politique : la Libye veut redevenir fréquentable, et sa rente énergétique sera partagée équitablement entre l’Est et l’Ouest. En un mouvement, il désamorce une partie des tensions internes. Haftar y gagne une reconnaissance implicite de son poids sur les terminaux pétroliers, Dbeibah s’assure un flux financier indispensable à Tripoli, et les Européens voient s’ouvrir à nouveau un canal d’approvisionnement sécurisé.

Quelques semaines plus tard, Suleman orchestre un autre coup décisif : la signature d’un protocole d’accord avec ExxonMobil, le 8 août 2025, pour l’exploration des blocs offshore dans le bassin de Syrte. Officiellement, il s’agit d’un partenariat classique. En pratique, c’est un verrou stratégique. L’arrivée d’Exxon, acteur majeur du lobby énergétique américain, consolide l’ancrage de Washington en Libye et met sur orbite la perspective d’un accord parallèle avec Chevron dans les eaux disputées entre la Grèce et la Turquie. Autrement dit, Suleman a offert aux Américains une part du gâteau, désamorçant par avance toute tentation de laisser Ankara et Moscou jouer seuls sur le terrain libyen.

Ce mouvement a été complété par une promesse retentissante : l’italien ENI annonce 8 milliards de dollars d’investissements en Algérie, en Libye et en Egypte, dont une part substantielle pour la zone limitrophe de Ghadamès. L’Italie, partenaire historique et client prioritaire du gaz libyen, se voit ainsi rassurée : Rome ne sera pas évincée par Ankara ni par Washington. En liant ses engagements en Libye à des investissements croisés avec l’Algérie, ENI fait d’une pierre deux coups : stabiliser Tripoli et consolider son rapprochement avec Alger.

Le génie de Suleman réside dans ce calibrage : chaque acteur reçoit suffisamment pour se sentir gagnant. Les Etats-Unis obtiennent leurs majors dans le jeu, l’Italie son couloir gazier, la Turquie une reconnaissance tacite de sa place (grâce à ses liens avec Dbeibah et maintenant avec Haftar), et la Russie la garantie que ses positions en Cyrénaïque ne sont pas remises en cause. À l’intérieur de la Libye, la répartition des dividendes énergétiques apaise temporairement les rivalités.

En moins de deux mois, Suleman a donc imposé une logique de consensus inédit. Il a transformé la NOC en une plateforme de compromis, là où elle n’était plus qu’un champ de bataille. Surtout, il a replacé la Libye au cœur de la diplomatie énergétique mondiale. Ce faisant, il a aussi créé l’espace nécessaire pour que d’autres acteurs régionaux, jusque-là écartés ou marginalisés, puissent revenir dans la partie.

C’est ici que l’Algérie entre en scène. Car en refermant la porte aux conflits larvés entre Tripoli et Benghazi, en neutralisant les tensions autour des concessions et en ouvrant largement aux majors occidentaux, Suleman a rendu possible l’insertion d’un acteur supplémentaire : Sonatrach. Sans ce travail préalable de stabilisation, l’Algérie n’aurait jamais pu revenir en force dans le jeu libyen sans déclencher l’hostilité d’au moins une des parties.

Suleman, en quelque sorte, a créé le « plateau de jeu » sur lequel Alger allait pouvoir déplacer ses pions. Et ce plateau, équilibré entre Washington, Rome, Ankara et Moscou, a offert à l’Algérie une opportunité rare : s’intégrer dans un système apaisé, plutôt que d’apparaître comme l’allié exclusif d’un camp contre un autre.

La paix pétrolière que Masoud Suleman a su dessiner n’est pas un arrangement décoratif. C’est la condition de toute diplomatie future en Libye. Sans elle, la base de Ghadamès aurait pu devenir le symbole d’une guerre par procuration de plus. Avec elle, Alger pouvait enfin passer à l’offensive — mais une offensive silencieuse, jouée à travers Sonatrach, et non par les blindés ou les discours martiaux.

Le coup de maître algérien

Dans le silence des communiqués officiels, un mouvement discret a redonné à l’Algérie une place centrale dans la partie libyenne. La signature de quatre mémorandums entre la National Oil Corporation et Sonatrach, dont un sur le transfert de technologies, pourrait passer pour une formalité technique. Mais dans la réalité du jeu nord-africain, c’est une bascule majeure.

Après plus d’une décennie d’absence effective en Libye, Sonatrach retrouve un pied à terre solide, et pas n’importe où : dans la zone de Ghadamès, la même qui alimentait toutes les inquiétudes sécuritaires d’Alger. Ajoutée à la découverte récente d’un nouveau champ pétrolier — modeste par ses volumes (4 200 barils par jour), mais symbolique par son emplacement — cette implantation consacre le retour de l’Algérie dans la compétition énergétique libyenne. Surtout, elle change la logique du rapport de forces : Ankara n’est plus seule à pouvoir prétendre à une position d’influence directe sur cette région frontalière.

Le coup algérien ne réside pas uniquement dans cette présence nouvelle. Il s’appuie sur une carte maîtresse : Sonatrach n’arrive pas en terrain hostile, mais dans un environnement déjà balisé par les majors occidentaux. BP, ENI, ExxonMobil, Chevron : toutes ont déjà signé ou relancé des projets grâce à la médiation de Masoud Suleman. Pour Alger, cela signifie une chose simple : elle ne vient pas en concurrente isolée, mais en partenaire légitime d’un dispositif multilatéral accepté par Washington, Rome et même Ankara. L’expérience accumulée par Sonatrach dans ses collaborations avec ces groupes lui confère une crédibilité immédiate.

Au-delà du pétrole, l’implantation de Sonatrach équivaut à une victoire politique et sécuritaire. Dans un environnement aussi opaque que le sud-ouest libyen, un projet énergétique n’est jamais neutre : il implique des relais locaux, des chaînes logistiques, des systèmes de protection. Autrement dit, chaque forage devient aussi un observatoire. En reprenant pied à Ghadamès, l’Algérie obtient une sorte de satellite de renseignement qui lui permet de suivre de près les dynamiques régionales, qu’il s’agisse des ambitions turques, des trafics transsahariens ou des connexions entre milices locales et puissances étrangères.

Cette avancée permet à Alger de renverser la logique initiale. Là où l’installation d’une base aérienne turque aurait mis l’Algérie sur la défensive, le retour de Sonatrach la place en acteur proactif. Elle n’est plus contrainte de subir la pénétration d’Ankara et de Benghazi : elle participe directement à la construction de l’équilibre pétrolier. Dans le langage des stratèges, cela s’appelle transformer une menace en levier.

La question désormais est de savoir si ce mouvement suffit à neutraliser l’ambition turque. Sur le papier, Ankara conserve des atouts : influence politique via ses réseaux à Tripoli, accords militaires conclus depuis 2019, et proximité avec les fils Haftar. Mais l’entrée en jeu d’Alger, adossé aux grands pétroliers occidentaux et couvert diplomatiquement par Washington et Rome, réduit considérablement l’espace de manœuvre turc. L’installation d’une base à Ghadamès, qui paraissait imminente il y a quelques semaines, devient aujourd’hui improbable : elle provoquerait une levée de boucliers internationale et compromettrait les investissements que Suleman a patiemment sécurisés.

Pour Alger, ce coup d’échecs va bien au-delà de la frontière libyenne. Il s’inscrit dans une stratégie plus large de rééquilibrage régional. En réinvestissant la Libye, l’Algérie montre qu’elle n’est pas condamnée à regarder la Turquie et la Russie se partager l’influence au sud de la Méditerranée. Elle démontre sa capacité à entrer dans les jeux énergétiques globaux, non pas en force, mais en subtilité. Et elle s’offre le temps nécessaire pour adresser ses autres fronts : stabiliser le rapport avec le Niger afin d’éviter une contagion sahélienne, puis recentrer son dispositif sécuritaire sur ses frontières occidentales et sahariennes, là où les tensions diplomatiques et militaires avec le Maroc et le Mali prennent de l’ampleur.

En définitive, Masoud Suleman a préparé le terrain en imposant une paix pétrolière. Mais c’est l’Algérie qui a transformé cette paix en victoire stratégique. Dans une région où chaque village peut devenir un champ de bataille, obtenir un point d’ancrage énergétique à Ghadamès équivaut à déplacer une reine sur l’échiquier. Un coup discret, mais décisif, qui repositionne Alger comme puissance incontournable en Afrique du Nord.

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