Plumes des deux rives

Iran : d’autres Chahs à fouetter

par Nizar jlidi

Alors que l’assaut d’Israël s’est interrompu depuis plus d’un mois, il semble que l’Iran redessine sa politique. Entre enjeux géostratégiques, alliances régionales et changements internes, où se dirige Téhéran ?

Après deux semaines de bombardements réciproques, c’était la destruction des présumés sites nucléaires iraniens par les Etats-Unis, le 22 juin, qui a mis fin à la guerre entre Iran et Israël. Depuis, les tensions ne baissent pas, même si elles sont moins médiatisées.
Israël se montre plus occupé par son génocide barbare à Gaza, et entretient plus récemment des ambitions d’annexer définitivement la Cisjordanie. Parallèlement, Tel Aviv s’arme pour poursuivre sa guerre par procuration en Syrie, continue de bombarder le Liban, et cherche à améliorer ses défenses anti-missiles, mises à mal par Téhéran. L’Iran, lui, affronte une série d’explosions et d’incendies dont des officiers du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) assurent être des actes de sabotage conduits par Israël. D’un autre côté, le mystérieux décès du général de brigade du CGRI Gholamhossein Gheyb Parvar interroge. Alors que l’Iran hésite entre ses alliances régionales avec la Chine et la Russie, et commence ses pourparlers européens sur le nucléaire, une transition douce semble s’opérer au sein du leadership iranien.
Le décès de Gheyb Parvar, le 15 juillet, n’a reçu aucune couverture des médias internationaux. Pourtant, cet homme de terrain et ancien commandant du Basij était beaucoup plus important pour le régime des Mollahs que Hossein Salami par exemple. Parvar était même pressenti pour être le prochain numéro deux de l’état-major iranien, au cas où quelque chose devait arriver à Abdolrahim Mousavi. Surtout, Gholamhossein Gheyb Parvar était un principal responsable de la répression des manifestations en 2022, et globalement vu comme la figure de l’oppression militarisée en Iran.
Depuis des années maintenant, les compagnons de route du « guide de la Révolution » Ali Khamenei décèdent dès qu’ils sont promus à une haute fonction militaire ou politique. Certains ont été assassinés ou bombardés par les Américains et les Israéliens comme Qassem Soleimani, Mohammad Reza Zahedi, Mohammad Hussein Baqeri et Hossein Salami. D’autres meurent dans des circonstances beaucoup plus mystérieuses, comme l’ancien président Ebrahim Raïssi, son ministre des Affaires étrangères hossein Abdollahian ou encore Gheyb Parvar.
Circonstances, assassinats ou complots internes, le résultat est le même : Ali Khamenei est à court d’hommes de confiance et le régime des mollahs s’érode, et pas seulement à cause des décès de ses soutiens militaires et politiques. Il ne s’agit pas non plus d’une question de libertés individuelles et de droits des femmes, encore moins d’une lutte interne pour le pouvoir comme le souhaiterait sans doute Israël.

Une économie en feu : entre les sabotages et la perte de la manne afghane

Alors que le régime iranien vacille sur ses appuis militaires, c’est aussi son appareil économique qui brûle, parfois littéralement. Depuis le mois de juin, une série d’explosions et d’incendies a frappé des infrastructures critiques iraniennes : complexes industriels, raffineries, centres de stockage… Une campagne de sabotage que les médias attribuent au Mossad. Si les officiels gardent le silence ou évoquent des accidents techniques, les médias israéliens se félicitent en coulisses d’une « guerre invisible » qui vise à étrangler l’Iran sans recourir à un affrontement direct. Un « haut fonctionnaire européen » aurait confié au New York Times que ces attaques, en particulier celle de la raffinerie de pétrole d’Abadan, seraient le résultat de « sabotages impliquant Israël ». Le média américain cite également « trois responsables iraniens » incluant un membre du CGRI, qui accusent à leur tour Israël d’actes de sabotage durant les deux semaines passées.
L’effet est dévastateur : l’économie iranienne, déjà étranglée par les sanctions américaines et européennes, voit ses marges de manœuvre se rétrécir. Depuis avril 2024, l’inflation a dépassé le seuil de 43%, avec un déficit de 6% du PIB courant 2025 et le rial qui continue de se déprécier face au dollar, avec le taux de change qui s’est multiplié par 30 entre 2018 et 2025. Les banques iraniennes sont suspendues du réseau SWIFT, et elles ont souvent recours au « shadow banking » et à l’usage de monnaies difficiles à canaliser. Les importations stratégiques, elles, seraient en chute libre si on en croit l’économiste Djamchid Assani. Une estimation douteuse alors que même lors de la guerre en juin, l’Iran recevait encore des armes et des provisions notamment en provenance du Pakistan : preuve que les circuits parallèles restent fonctionnels.
La population, habituée à l’autarcie, encaisse tout de même de plein fouet cette guerre économique. L’Etat iranien, lui, garde le silence, mais la destruction des infrastructures et les difficultés financières ne sont qu’un pan du problème. L’Iran, qui a développé des circuits parallèles d’échanges commerciaux, avec la Chine et la Russie en l’occurrence, voit sa sécurité logistique remise en question : aucun site économique ou itinéraire commercial ne semble hors d’atteinte. Cela pourrait probablement dissuader des partenaires économiques plus frileux (la Chine ?), notamment dans le cadre de l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie (BRI).
Un autre enjeu économique interne menace l’industrie et l’agriculture en Iran, celui des immigrés afghans. Ces derniers représentent plus de 10% de la population en Iran (plus de 7 millions), et près de 17% des ouvriers. Depuis le début de l’attaque israélienne le 13 juin dernier, les arrestations au sein de la communauté afghanes ont poussé des milliers à fuir l’Iran. Et depuis deux à trois semaines, les autorités iraniennes elles-mêmes ont accéléré les déportations et les arrestations des Afghans. Les médias iraniens accusent une partie de cette diaspora de collaboration avec Israël et les Etats-Unis, mais également de « profiter des subventions » et des meilleures conditions de vie… une rhétorique réactionnaire inhabituelle en Iran.

Négocier avec les ombres : Chine, Russie, Europe et la nouvelle donne nucléaire

Alors que le pays ploie sous les coups, l’Iran revient discrètement à la table des négociations. Une trilogie diplomatique est en train de se dessiner, entre Pékin, Moscou et Bruxelles, chacun avec sa propre partition. La Chine, première bénéficiaire de l’axe pétrolier Pékin-Téhéran, craint une rupture stratégique qui affaiblirait sa propre économie. Elle voit d’un bon œil une médiation européenne sur le dossier nucléaire, à condition que les Américains en soient tenus à distance. Car pour Pékin, il ne s’agit pas seulement d’éviter une guerre, mais de préserver le corridor sud des Nouvelles Routes de la Soie, que l’Iran constitue. La Chine craint également la rupture au sein du trio Iran-Afghanistan-Pakistan, avec lesquels elle garde des rapports cordiaux et couteux afin d’assurer sa sécurité face à l’influence américaine plus à l’ouest.
La Russie semble jouer une autre carte. En poussant l’Iran à accepter le plan « zéro enrichissement » des Etats-Unis, Moscou semble chercher à solder ses propres comptes avec Washington. Après des années d’alignement stratégique, le Kremlin pourrait-il « sacrifier » l’Iran pour alléger ses fronts diplomatiques ? Ce serait un retournement cynique, mais l’Iran n’est pas la Syrie. Et la cordialité entre la Russie et les Etats-Unis est sans doute conditionnée par la situation en Ukraine, qui reste encore incertaine au vu de la récente virevolte de Trump sur le sujet.
En attendant, en marge d’une rencontre récente en Malaisie avec son homologue américain Marco Rubio, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a réitéré l’importance de trouver une solution diplomatique au nucléaire iranien. Moscou a également proposé son aide technique afin de garder l’Iran dans le giron de l’Agence internationale de l’énergie Atomique (AIEA). Bien que, de son côté, la diplomatie iranienne a réitéré sa « position inébranlable » quant à l’enrichissement de l’uranium.
L’Europe, elle, revient dans la partie avec prudence, presque à reculons. Les pourparlers prévus à Istanbul dès ce vendredi pourraient rouvrir un canal longtemps fermé, celui d’une désescalade pilotée depuis Bruxelles. Toutefois, si l’Iran devait accepter un compromis, il lui faudrait des garanties : un calendrier de levée des sanctions et une reconnaissance occidentale plus large. En effet, c’était lors du premier mandat de Trump, en 2018, que les Etats-Unis avaient quitté les pourparlers sur le nucléaire iranien. Et l’attaque américaine qui a marqué la fin de la « guerre des 12 jours », bien que factice – elle aura servi les intérêts américains et israéliens plus que ceux de l’Iran – ne constitue pas un pas vers la désescalade.
Néanmoins, Téhéran voit la médiation de la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni comme elle est réellement : un début d’arbitrage américain, qui revient à une réintégration douce des Etats-Unis dans les négociations. Cependant, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères iranien, Esmaeil Baghaei, a précisé que la séance de pourparlers a été instiguée par les pays européens. Et en début de semaine, il a déclaré que « les parties européennes étaient fautives et négligentes » dans l’échec de l’accord nucléaire de 2015. Si les européens menacent de rétablir les sanctions contre l’Iran au cas où ces nouveaux pourparlers échouent, l’Iran craint de se retrouver en porte-à-faux dans la partie d’échec qui se joue entre les Américains et les Européens. De plus, l’Iran est plus préoccupé par la menace israélienne sur le court terme, que par une isolation à laquelle il s’est habitué depuis trop longtemps.

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