La marginalisation du rôle européen dans la guerre d’Ukraine : de l’invasion à l’après-sommet Trump-Poutine

Par : Mohamed Amine Jerbi
Dès les premières heures de l’offensive russe de février 2022, de nombreuses voix en Europe se sont empressées de se présenter comme un acteur central et décisif face à cette agression injustifiée. L’Union européenne a voulu apparaître comme une puissance géopolitique unie, résolue à défendre ses valeurs et ses intérêts. Mais les faits sur le terrain ont rapidement révélé une tout autre réalité : un rôle secondaire, souvent dicté par d’autres, et dont l’importance semble s’étioler à mesure que les grandes décisions se prennent loin de Bruxelles. Aujourd’hui, le sort de l’Ukraine se joue avant tout entre Washington et Moscou, seules véritables détentrices des clés de l’issue du conflit.
Le sommet d’Alaska : symbole éclatant de la mise à l’écart européenne
La récente rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine en Alaska a marqué un tournant majeur. Elle n’a pas été un simple exercice diplomatique, mais un signal retentissant du déclassement européen dans le dossier ukrainien. En l’absence de toute représentation de haut niveau de l’Union européenne, les deux présidents ont discuté de l’avenir de l’Ukraine et esquissé les contours d’un compromis, confirmant ainsi que les grandes puissances considèrent l’Europe comme un suiveur plutôt que comme un partenaire à part entière.
Trump a d’ailleurs affirmé, sans ambiguïté, qu’il n’était pas question de voir l’Ukraine intégrer l’OTAN un propos qui réduit à néant des décennies d’aspirations de Kiev et contrarie les espoirs de plusieurs pays européens qui comptaient sur un élargissement du bloc atlantique. Ce simple énoncé illustre parfaitement la réalité : ce sont Washington et Moscou qui fixent les lignes rouges, et non Bruxelles ou Kiev.
Derrière les discours officiels sur la défense des frontières ou de la démocratie, ce conflit cache surtout des enjeux économiques et stratégiques. Les États-Unis, après avoir injecté des dizaines de milliards de dollars en aide militaire et financière, lorgnent sur les ressources minières ukrainiennes lithium, titane ou uranium indispensables aux technologies de pointe et aux industries de défense. De son côté, la Russie vise un objectif plus clair : asseoir son contrôle sur les régions de l’est et du sud à majorité russophone Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson considérées comme partie intégrante de son espace vital historique et sécuritaire.
Une guerre en plusieurs phases : de l’assaut éclair à la guerre d’usure
L’invasion de février 2022 avait été pensée comme une opération rapide, visant à renverser le gouvernement ukrainien et à s’emparer de Kiev en quelques jours. Mais la résistance ukrainienne, épaulée dans un premier temps par l’Occident, a bouleversé ce scénario, transformant la campagne en un conflit de longue haleine.
Les batailles de Marioupol, Bakhmout ou Avdiïvka symbolisent cette guerre d’attrition : d’un côté, une armée russe avançant lentement mais sûrement, de l’autre, des forces ukrainiennes soutenues par l’Occident mais confrontées à une pénurie croissante de munitions et à l’usure. Malgré les livraisons d’armes sophistiquées chars Leopard allemands, missiles Storm Shadow britanniques ou systèmes Patriot américains le rapport de force global demeure en faveur de Moscou, fort de sa supériorité numérique et de sa capacité d’adaptation.
L’Europe divisée et sous contraintes
L’unité affichée au début du conflit n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Tandis que la Pologne et les États baltes appelaient à la fermeté maximale face à Moscou, l’Allemagne, la France ou l’Italie se montraient plus prudentes, redoutant l’impact économique et énergétique des sanctions. La Hongrie et certains pays d’Europe de l’Est ont, quant à eux, freiné l’ardeur des plus radicaux, privilégiant leurs propres intérêts nationaux.
Cette cacophonie illustre l’impossibilité pour l’Union européenne de définir une ligne stratégique autonome. Son action reste conditionnée par le cadre de l’OTAN et donc par Washington, qui dicte en grande partie le tempo diplomatique et militaire.
Résilience russe et échec des sanctions
Malgré les sanctions d’une ampleur inédite gel des avoirs, restrictions bancaires, embargo technologique, l’économie russe ne s’est pas effondrée. Portée par la hausse des prix du pétrole et du gaz, par la recherche de nouveaux débouchés en Asie et au Moyen-Orient, et par la gestion habile de sa banque centrale, la Russie a réussi à amortir le choc. Ses réserves de devises sont restées élevées et son appareil productif s’est réorienté, démontrant une solidité qui a pris l’Occident de court.
L’Europe, otage de sa dépendance sécuritaire et énergétique
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la sécurité du Vieux Continent repose sur le parapluie militaire américain. Ce choix historique a laissé les armées européennes affaiblies, dépendantes des technologies et de la planification de Washington. L’illusion d’une « autonomie stratégique » a volé en éclats avec la guerre d’Ukraine : dans les moments critiques, les Européens n’ont eu d’autre choix que de se ranger derrière les États-Unis.
Sur le plan économique, la guerre a lourdement frappé les populations européennes : flambée des prix de l’énergie après la fin du gaz russe bon marché, inflation record, recul du pouvoir d’achat, ralentissement industriel et risque de récession. L’explosion des gazoducs Nord Stream a aggravé cette vulnérabilité en rendant impossible un retour à la situation antérieure. Les alternatives gaz norvégien, qatari, américain ou azéri restent coûteuses et limitées par les infrastructures.
L’avenir de l’Ukraine : l’Europe reléguée au second plan
Tout indique que l’avenir de l’Ukraine se négociera entre Washington et Moscou. Les ambitions américaines, centrées sur l’accès aux ressources et l’affaiblissement de la Russie, se heurtent aux exigences russes de contrôle territorial et de neutralisation de Kiev. L’Union européenne, elle, se retrouve coincée : incapable d’abandonner totalement l’Ukraine, mais impuissante à imposer sa propre vision.
Les propos récents de Trump sur l’impossibilité d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN laissent entrevoir un compromis américano-russe dont l’Europe et Kiev seraient les spectateurs plutôt que les décideurs. En d’autres termes, le continent paie le prix économique et social de la guerre sans avoir réellement voix au chapitre dans la définition de son issue.