Le tabou du lobby maghrébin en France et le maillon manquant

En France, le poids politique des diasporas n’est plus à prouver : les réseaux arméniens, turcs, marocains ou israéliens agissent, financent et influencent. Mais une autre communauté, pourtant massive, reste en marge des cercles d’influence : les Maghrébins de France.
« Les statistiques, c’est comme les bikinis : ce qu’elles révèlent est suggestif, mais ce qu’elles cachent est essentiel », une citation de l’humoriste Pierre Dac. On l’attribue souvent à Coluche, qui disait à son tour : « Les immigrés ? Ils font les boulots que les Français ne veulent plus faire… Sauf la politique, apparemment ».
Malgré la profusion d’études, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) peine à fournir des chiffres exacts et à jour sur la répartition des immigrés selon leur origine. Entre 2011 et 2014, on estimait à près de 9 millions le nombre de Franco-Maghrébins et d’immigrés maghrébins en France. La majorité étant d’origine algérienne(entre5et6 millions), suivie des Marocains et des Tunisiens. Or, dans un contexte de droitisation accélérée du paysage médiatique et du débat public, les Maghrébins sont devenus le prisme principal à travers lequel se redessine la cartographie électorale. Tout le champ politique – de l’extrême droite à la gauche libérale – se positionne désormais en fonction d’un enjeu principal : comment parler des (aux ?) Maghrébins de France ?
Trop souvent, le discours est au mieux infantilisant, au pire ouvertement hostile. A droite comme à gauche, on réduit des millions d’individus à une « immigration musulmane », comme si toute altérité ne pouvait être que confessionnelle. Pourtant, au fil des décennies, les communautés maghrébines de France ont connu une réelle mobilité sociale, ascendante pour certains, horizontale pour d’autres. Leurs trajectoires professionnelles, éducatives ou entrepreneuriales traduisent une évolution profonde. Et ce n’est pas la société qui refuse de voir cette réalité : c’est la classe politique qui continue de capitaliser sur l’image figée du « Maghrébin blédard ». Ce qui explique, entre autres, l’omniprésence d’un Chalghoumidocile et maladroit, et l’absence relative de Saïd Bouamama, Nora Hamadi… les voix plus pertinentes peinent à percer.
D’autres diasporas, arrivées bien avant, ont eu le temps et l’opportunité de s’organiser. Les populations d’origine polonaise, arménienne ou turque, intégrées massivement pendant les Trente Glorieuses, ont bâti leurs propres structures d’influence. Dès les années 1970-1980, les premiers lobbies post-modernes industriels, diplomatiques et financiers sont apparus, soutenus par des acteurs étrangers. Les plus influents d’entre eux ? les institutions pro-israéliennes, aujourd’hui omniprésentes dans les cercles médiatiques et financiers, mais également les réseaux marocains, dont l’une des premières missions fut la neutralisation de l’Association de solidarité franco-arabe (ASFA).
Ce premier lobby panarabe, tiers-mondiste,a progressivement perdu de sa vigueur à mesure de la mutation de la position française sur la cause palestinienne. L’orientalisme politique et culturel porté par des figures journalistiques, militaires ou diplomatiques s’est effondré.Paradoxalement, l’augmentation continue de l’immigration maghrébine depuis les années 1980 ne s’est pas traduite par une assise politique. Plus les Maghrébins devenaient nombreux en France, moins ils étaient représentés ou intégrés dans les sphères politiques, médiatiques ou associatives.
Pourquoi les tentatives de lobbying maghrébin ont échoué
Le Maroc a su miser sur sa normalisation avec Israël pour renforcer son influence en France, en s’appuyant sur les réseaux sionistes. Mais cette stratégie a montré ses limites objectives. Ni André Azoulay et sa fille, ni les figures politiques comme Rachida Dati ou Dominique de Villepin, ni les lobbyistes comme Hamza Hraoui, ni même les centaines de célébrités du monde du sport et de la culture n’ont réussi à enrayer la dégradation des relations franco-marocaines. Au final, les figures influentes et autres « amis du Maroc » autoproclamés sont souvent perçus comme plus sionistes et complaisants que réellement marocains. Et cette orientation a clairement isolé le royaume chérifien au sein du Maghreb, sans pour autant garantir la pérennité des rapports franco-marocains, ni faire avancer les revendications du Maroc au Sahara occidental. Au moins, ce choix n’a pas complètement brisé les liens humains entre Marocains et autres Maghrébins en France. Peut-être existe-t-il encore une formule franco-maghrébine pour désenclaver le Maroc, ou plutôt les Marocains…
Du côté de l’Algérie, la création du Conseil Mondial de la Diaspora Algérienne (CMDA) illustre l’intérêt porté à l’enjeu d’influence en France. Cependant, la portée reste limitée : le CMDA se revendique « apolitique », à vocation humanitaire, sociale et culturelle.Rien qui s’apparente à un lobby politique ou diplomatique. Et surtout, il n’y a aucune dimension de construction maghrébine commune. Mais là encore, le CMDA cherche probablement à tacler un vrai problème au sein de la diaspora : la disparité entre les« Maghrébins de France » et les immigrés. Et il est vrai que tout projet de lobby passerait éventuellement par cette problématique.
En ce qui concerne la Tunisie, un pseudo-lobby avait été annoncé en 2019, avec la participation de quatre anciens ministres et de figures économiques influentes – Radhi Meddeb, Mohamed Frikha, Habib Karaouli et Najla Chérif notamment. Un projet condamné d’avance : trop politisé, porté en partie par des relais diplomatiques français, et complètement déconnecté de la diaspora. Il s’agissait, en définitive, moins d’une ambition diplomatique que d’un cartel d’industriels en quête d’accès au marché français.
Que reste-t-il ? Des initiatives fragiles, aux ambitions floues ou parasitées par des logiques partisanes ou nationalistes. Aucune de ces tentatives ne rivalise avec les structures sionistes (CRIF, ELNET) ou panafricanistes (CRAN, SOAD), pourtant bien implantées dans l’écosystème politique et associatif français. Et pendant que les attaques médiatiques et législatives contre la diaspora maghrébine se multiplient, l’urgence de créer une structure collective transversale s’impose.
Maghrébins de France : l’influence en attente
D’abord, pour rappeler que l’influence n’est pas un privilège : c’est une réponse. Il ne s’agit pas d’exiger un passe-droit, ni de s’appuyer sur les clichés identitaires. Structurer un lobby maghrébin n’est pas un luxe. C’est une nécessité stratégique pour répondre aux récits hostiles et sortir de la marginalisation. Sans levier médiatique, culturel, diplomatique et politique, aucune communauté ne peut peser sur le débat public.
Le problème n’est pas idéologique, il est structurel. L’assignation des Maghrébins de France à une image unique – religieuse, délinquante ou les deux – n’est pas un accident. C’est le résultat d’un système médiatique qui punit symboliquement l’héritage postcolonial, en poussant notamment les élites maghrébines à la déculturation sous couvert d’assimilation, ou au silence.
Face à ce martèlement, une mobilisation existe déjà. En ligne, dans les quartiers, au sein des institutions locales, des relais émergent. Cependant, faute d’un cadre commun, ces voix se dispersent et sont souvent récupérées. Premièrement, les divisions historiques ou potentielles entre les pays d’origine n’ont plus lieu d’être : un constat inhérent aux conditions de vie des diasporas maghrébines de France. A l’heure où l’Algérie, la Tunisie et le Maroc affrontent des défis internes majeurs, ils devraient à leur tour reconnaître une évidence : leur diaspora est la première vitrine diplomatique en Europe et plus généralement en Occident.
Des causes fédératrices existent pourtant : la question palestinienne, les discriminations à l’emploi, la mobilité universitaire, ou encore les droits des travailleurs. Certaines organisations, comme l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), donnent une voix crédible et tiennent bon face au boycott médiatique. A l’inverse, d’autres institutions comme le mouvement des Indigènes de la République, le Club XXIe siècle ou le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), se sont égarées dans la surpolitisation, les infiltrations idéologiques ou l’influence de l’establishment.
Comme le rappelait le politologue Vincent Geisser : « l’obsession de l’assimilation a empêché la France de penser la diversité comme une richesse politique ». Cette erreur ne devrait pas être reproduite par ceux-là mêmes qui en subissent encore les conséquences. Une idée d’un lobby maghrébin ne s’agirait donc ni de s’en remettre à l’Etat, ni de créer un bloc homogène et dogmatique. Il s’agirait de poser les bases d’un rapport de force structuré, en s’appuyant sur les réussites économiques, les élites culturelles, les relais médiatiques possibles et les mobilisations sociales existantes.
Il serait possible de le présenter autrement : l’absence de l’organisation laisse le champ libre aux acteurs communautaires les plus radicaux d’occuper le vide. Elle invisibilise également les enjeux concrets : l’emploi, l’accès au logement et les libertés publiques.Dans une France où la confession supposée, le prénom ou la couleur de peau suffisent encore à fabriquer des récits anxiogènes, l’absence d’un interlocuteur politique crédible issu de la communauté maghrébine pèse lourd.La France ne pourra pas éternellement repousser le moment du dialogue. Et ce dialogue ne peut pas exister sans une représentation légitime au-delà des fantasmes, des raccourcis et des récupérations. Comme l’écrivait Abdelmalek Sayad : « L’immigration n’est pas un problème ; elle est une question politique ». A ladite question, il faudra bien une réponse collective qui « se verrait dans les urnes », au risque de fâcher ce bon vieux Renaud Camus, ce qui ne serait pas à déplaire