Plumes des deux rives

Quand les journalistes meurent de faim, c’est l’humanité qu’on assassine

Par Nizar Jlidi  Rédacteur en chef de  Voix des Deux Rives"

À Gaza, ce ne sont plus seulement les civils qui tombent sous les bombes.
Les journalistes, eux aussi, meurent.
Mais d’une mort plus lente, plus invisible, plus indigne encore : ils meurent de faim.

Ils ne meurent pas parce qu’ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment.
Ils meurent parce qu’ils ont choisi de rester. Parce qu’ils ont refusé de fuir, de céder à la peur, de tourner le dos à leur peuple et à leur mission.
Ils meurent parce qu’ils ont continué à couvrir un génocide que tant d’autres préfèrent ne pas voir. Parce qu’ils ont brandi leur appareil photo comme une arme de vérité. Parce qu’ils ont écrit alors qu’ils n’avaient plus de force.

Aujourd’hui, ces femmes et ces hommes qui tiennent debout malgré la faim, l’épuisement, les blessures et la menace constante des frappes, sont réduits au silence par la plus ancienne des violences : la privation.

« Un journaliste affamé écrit un reportage sur les affamés. »
Cette phrase, brandie sur une pancarte par un reporter gazaoui, dit tout. Elle est à la fois un cri et une condamnation. Un acte de dignité, et une preuve accablante contre notre époque.

Ce qu’elle signifie, au fond, est terrible : même affamé, un journaliste palestinien reste un témoin. Même mourant, il continue d’écrire. Et pendant ce temps-là, le monde libre détourne les yeux.

Ce qui se passe à Gaza n’est pas une crise passagère. Ce n’est pas un désastre parmi d’autres.
C’est
une mise à mort planifiée, méthodique, d’un peuple et de sa mémoire. Et les journalistes sont aujourd’hui les dernières digues contre l’oubli, l’effacement, la propagande.

Ce sont eux qui filment les ruines, qui enregistrent les derniers mots, qui écrivent malgré le froid, la soif, les coupures, les enfants blessés autour d’eux. Ce sont eux qui racontent ce que personne ne veut entendre : que des enfants meurent de faim à quelques heures de vol des capitales occidentales.

Et que fait la communauté internationale ?
Elle s’indigne mollement, publie des communiqués creux, aligne des formules stériles.
Elle ose même parler de « proportion » et de « droit de se défendre », pendant que des journalistes crèvent dans le silence.

Depuis des mois, les journalistes palestiniens travaillent sans protection, sans équipement, sans électricité, parfois même sans réseau.
Ils dorment peu, mangent rarement, et ne savent pas s’ils verront le lendemain. Pourtant, ils restent. Ils témoignent.
Ils refusent la facilité. Ils refusent l’effacement.
Et aujourd’hui, ils meurent d’avoir voulu raconter.

La liberté de la presse ne se mesure pas à Paris, Londres ou New York.
Elle se mesure à Gaza.
Et en ce moment même, elle agonise.

À ceux qui prétendent encore qu’il s’agit d’un « conflit complexe », je réponds ceci :
Non. Ce n’est pas complexe. C’est limpide.
Ce qui se joue à Gaza est un crime contre l’humanité, et ceux qui le documentent sont visés non seulement par les bombes, mais aussi par l’indifférence du monde.

                                                          

La Société des journalistes de l’Agence France-Presse (AFP) a lancé un appel historique.
Le ministre français Jean-Noël Barrot a demandé que la presse internationale puisse accéder à l’enclave.
Mais à quoi bon les mots, quand l’accès reste fermé ? À quoi bon l’indignation, quand rien ne change ?
Combien de morts faudra-t-il encore pour que les caméras aient enfin le droit d’entrer, et de montrer ce que les Palestiniens vivent
chaque jour, chaque heure, chaque minute ?

En tant que rédacteur en chef, je ne peux plus me contenter de publier.
Je dénonce. J’alerte. Je prends position.
Car notre devoir, en tant que journalistes, n’est pas de rester « neutres ».
Notre devoir, c’est de refuser l’oubli. De refuser le silence. De refuser l’indifférence.

 

Quand des journalistes meurent de faim, ce n’est pas seulement une atteinte à la liberté de la presse.
C’est une attaque contre l’idée même de vérité.


C’est un monde qui dit : « Ceux qui racontent l’horreur méritent de disparaître. »
C’est une communauté internationale qui répond : « Nous sommes trop occupés pour réagir. »

Et nous, dans les rédactions, dans les syndicats, dans les écoles de journalisme, que faisons-nous ?
Signons-nous des tribunes ? Manifestons-nous ? Exigeons-nous des comptes ?
Pas assez. Pas encore. Pas à la hauteur du drame.

Alors je le dis clairement : chaque silence journalistique est une balle de plus tirée contre nos confrères.

Nous devons rompre le mur de l’habitude.
Nous devons faire de cette famine une ligne rouge absolue.
Nous devons exiger l’accès des secours, des ONG, de la presse.
Et nous devons cesser, immédiatement, de relativiser les crimes.

Il ne s’agit plus d’un « devoir d’informer ». Il s’agit de sauver ceux qui nous permettent de savoir.
S’ils tombent, alors plus rien ne pourra être raconté.
Et l’histoire du peuple palestinien sera écrite par ceux qui l’écrasent.

Il est encore temps d’agir.
Mais bientôt, il sera trop tard.
Et alors, que dirons-nous ?
Que nous savions ? Que nous avons vu ?
Et que nous avons choisi de ne rien faire ?

Non. Plus maintenant.

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