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Entretien Miguel Angel Moratinos, Haut-représentant des Nations unies pour l’Alliance des civilisations

L’Afrique est ma priorité aujourd’hui, explique Miguel Angel Moratinos, Haut-représentant de l’Alliance des civilisations des Nations unies. Il considère, à la lumière de la crise actuelle, qu’il faut pratiquer « un multilatéralisme efficace, qui produise des résultats et qui apporte des réponses aux défis du présent ». Entretien.

Vous avez exercé de nombreuses responsabilités en tant que ministres espagnol des Affaires étrangères ainsi qu’au niveau européen. Vous êtes aujourd’hui à la tête de l’Alliance des civilisations qui dépend des Nations unies. Quelle est la vocation, la finalité de cette institution ?

Cette Alliance des civilisations – à la conceptualisation de laquelle j’ai participé, alors que j’étais ministre en Espagne – a été lancée en 2004-2005. Nous étions au lendemain des attentats terroristes qui avaient frappé Madrid en mars 2004. Cette initiative répondait à la nécessité de créer, au niveau international, un outil de lutte contre le terrorisme. Nous assistions à une dérive de confrontation entre le monde occidental et le monde arabo-musulman. Il fallait stopper cette tendance perverse qui risquait de mener à un affrontement inexorable.  Cette initiative a été reprise par Kofi Annan – il était alors secrétaire général de l’ONU –, qui en a fait une entité directement rattachée aux Nations unies. Aujourd’hui, cette structure n’est plus seulement dédiée à la lutte contre le terrorisme, mais déploie toute une série d’initiatives en faveur de l’entente, du respect, de l’acceptation mutuelle et de la cohésion sociale, afin d’atténuer toutes les causes de confrontations religieuses et culturelles qui mènent, malheureusement, à des crises et des conflits extrêmement préjudiciables pour l’ensemble de l’humanité.

Face à cette montée des antagonismes et des intolérances, votre discours est-il audible auprès des populations et des communautés ? Avez-vous les moyens de vos ambitions ?

Notre démarche est plus nécessaire que jamais. Auparavant, nous étions déjà conscients que cette situation de discriminations, de xénophobie, de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie était bien présente dans toutes les sociétés. Depuis, à cause de différentes crises, jusqu’à celle du Covid19, les comportements inacceptables n’ont fait que se développer.  C’est la raison pour laquelle nous avons lancé plusieurs appels au sein des Nations unies pour lutter contre cette tendance négative, notamment par la voix de mon ami Adama Dieng, Conseiller spécial des Nations unies pour la prévention des génocides. Pendant cette crise du Covid19, nous avons entendu un mot surgir, de manière quasi-unanime : la solidarité. Chaque soir, des millions de personnes applaudissent à leur fenêtre, mais cette solidarité n’est pas, ensuite, pratiquée sur le terrain.  Elle est complètement oubliée quand, par exemple, le secrétaire général, appelle à un cessez-le-feu généralisé, partout où des conflits déchirent les pays ; ou quand il s’agit de garantir la chaîne de production de masques ou de respirateurs. Les pays voisins les uns des autres ne sont pas solidaires entre eux, ni avec le continent africain qui souffre d’une absence de moyens pour faire face à cette pandémie. L’Alliance des civilisations a précisément pour vocation de lutter contre ces manquements qui nuisent à une bonne entente entre les nations et les peuples.

Mais comment sortir du discours de l’incantation ?  Comment lutter efficacement contre ces manques et ces dérives ?

Notre devise est « Une seule humanité, diverses cultures ». Or, la leçon positive que nous pouvons tirer de la crise sanitaire est la prise de conscience unanime qu’elle a provoquée. Elle concerne l’humanité tout entière. Pour la première fois dans l’Histoire, tout le monde – toutes les cultures, toutes les groupes religieux – s’est senti touché, aussi bien sur le plan des enjeux géopolitiques, financiers ou économiques. Tout le monde a compris que le seul moyen d’y faire face était d’agir ensemble. Malheureusement, la réponse qui a été donnée jusqu’à présent, pour sortir de cette crise, a pris la forme d’initiatives divisées, fragmentées et unilatérales là où il aurait fallu s’unir pour apporter une réponse globale. C’est tout le sens du combat que je mène, avec d’autres acteurs des Nations unies, pour favoriser cette approche.

Comment évaluez-vous l’ampleur du choc que le monde vient de subir ? Ne risque-t-il pas d’entraîner des tensions encore plus fortes et plus meurtrières ? 

Avant même la crise du Covid19, tous ceux qui, comme moi, travaillent sur les relations internationales, avaient bien conscience que nous étions dans une phase de transition. Nous sentions bien que nous ne pouvions plus continuer, comme si de rien n’était, avec cette forme d’organisation mondiale réglée par les procédures et les protocoles du siècle précédent. Qu’il fallait les changer, les réformer. La crise du Covid19 est venu confirmer ce sentiment d’une manière aussi claire que brutale : le monde a changé, nous ne pouvons plus continuer comme avant.  Les mois et les années à venir vont être complètement différents. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Malheureusement, les décideurs à qui incombe le choix des décisions politiques ne sont même pas encore parvenus à se mettre d’accord sur le préalable indispensable : faire une pause, mettre sur la table les enjeux multiples dans un contexte d’une particulière complexité, et partager la responsabilité de conduire le monde vers une nouvelle étape de son histoire.

Comment rendre concrets et opérationnaliser les choix décisionnels qui s’imposent face à ce terrible choc ?  Face au risque de paupérisation et à la menace de la faim, la révolte des peuples et des sociétés va gronder demain, peut-être même déjà aujourd’hui… 

Nous sommes confrontés à un monde global, complexe et incertain, dans lequel nous nous étions habitués à considérer que les acteurs majeurs aptes à prendre des décisions étaient les gouvernements des Etats-nations. Certes, ils sont les premiers responsables pour gérer le quotidien et conduire le futur.  Toutefois, j’ai bien senti ces dernières années, à l’occasion de mes diverses missions, poindre une inquiétude, une perte de confiance à leur égard, de la part de ce que j’appellerai la citoyenneté globale. Les sociétés civiles aspirent à participer aux prises de décisions. De nouveaux acteurs apparaissent au sein de la gouvernance mondiale. Les Etats-nations ne vont pas disparaître pour autant, mais ces nouveaux acteurs vont venir jouer leur rôle à leurs côtés : des citoyens qui vont se révolter et exiger un changement de cap. Je crois qu’une association entre des acteurs nationaux conscients des enjeux et cette citoyenneté globale qui va se mobiliser pourra amener à faire évoluer les choses. Qui conduira le jeu ? Cette nouvelle donne pourra créer des opportunités pour que le secrétaire général des Nations unies joue un rôle décisif dans ce processus de réflexion et de réformes pour le monde de demain.

Croyez-vous en ce qu’on appelle, aujourd’hui, la déglobalisation ? Des signes de découplage apparaissent, qui marquent comme un retour du souverainisme… Assistons-nous à la naissance d’un nouveau modèle ?

De nouveaux modèles vont apparaître, mais la globalisation existe, et elle ne va pas disparaître. Le virus est global ! Nous n’allons pas lutter contre des virus nationaux. Les défis de la faim et du changement climatique sont des défis globaux. La lutte contre le terrorisme est un défi global. Mais l’approche de la globalisation va se modifier. Nos problèmes actuels sont nés d’une globalisation financière mal gérée, où le facteur humain et les citoyens – qui sont le centre de l’équation – n’avaient pas été suffisamment pris en compte. Aujourd’hui, une réflexion s’amorce. Il n’est pas contradictoire de constituer des réserves stratégiques nationales ou régionales, pour faire face à la crise, tout en conservant le cadre de la globalisation. Seulement, celle-ci va peut-être devenir plus humaine – c’est ce que je souhaite, en tout cas –, plus attentive aux enjeux de la nouvelle situation du monde. On ne peut pas opposer artificiellement la globalisation et l’approche nationale. Le modèle sera plus sophistiqué : il y aura des enjeux globaux, des enjeux régionaux – qui dépendront d’institutions comme l’Union européenne ou l’Union africaine, des enjeux nationaux, des enjeux locaux, par rapport auxquels chacun sera amené à assumer ses responsabilités. Les municipalités verront les leurs augmenter, dans la gestion du quotidien.  Tout cela suppose des arbitrages. C’est un exercice qui demande du travail et de l’engagement.

Quelle est la place de l’Afrique dans votre action ? Ce continent qu’on appelle « la nouvelle frontière » est tiraillé par des crises, des conflits majeurs….

Lorsque j’ai pris mes fonctions à la tête de l’Alliance, il y a un peu plus d’un an, j’ai constaté qu’en dépit d’un discours et d’un narratif qui incluait l’Afrique dans notre vision globale, il manquait une action concrète vis-à-vis du continent. J’ai indiqué dans mon discours de prise de fonction qu’il méritait une attention particulière. Nous menons d’abord un travail de prévention qui porte sur l’éducation, la jeunesse, les médias et la communication, les migrations, les femmes, etc. Par ailleurs, j’ai ajouté à toute cela un travail de médiation diplomatique dans des conflits où la crise religieuse, culturelle, revêt une dimension importante, dont j’avais constaté avec inquiétude, par exemple dans le cas du Sahel, qu’elle était trop souvent méconnue ou sous-estimée. C’est la raison pour laquelle j’ai créé un groupe de travail destiné à former des médiateurs qui puissent apporter leurs connaissances pour faciliter la résolution des conflits. Je suis ainsi intervenu sur la république de Centrafricaine (RCA), sur le Burkina-Faso – où de nombreux lieux de cultes avaient subi des attaques particulièrement meurtrières – et j’ai créé aussi, en Espagne, une Alliance des femmes pour la paix, qui assigne aux femmes africaines un rôle majeur de prévention et de résolution des conflits. L’Afrique est aujourd’hui, pour moi, une priorité. J’avais programmé un voyage en avril à Addis-Abeba, pour présenter mon plan devant l’Union africaine, d’où je devais ensuite me rendre au Soudan et en République centrafricaine. Malheureusement, ce voyage a été ajourné à cause de la crise du Covid19.

Nous vivons aujourd’hui une crise du leadership mondial et du multilatéralisme. Quelles sont vos plus grandes inquiétudes, à cet égard ?

J’affirme, pour ma part, ma croyance forte dans les valeurs du multilatéralisme. Encore faudrait-il s’entendre sur la définition de ce mot, en ce début de 21ème siècle. Je crois en un multilatéralisme efficace, qui produise des résultats et qui apporte des réponses aux défis du présent. Et pour cela, nous devons le réformer. Nous ne pouvons plus nous contenter d’une définition héritée du lendemain de la seconde guerre mondiale. 75 ans après ce conflit et la création des Nations Unies, nous devons revoir de la façon la plus honnête et la plus engagée comment nous pouvons remettre à jour les instruments dont nous disposons. Nous ne pouvons pas critiquer des organisations comme l’OMS ou le Conseil de sécurité sans mener une réflexion profonde sur la manière de remédier à leurs insuffisances ou à leurs blocages. Nous devons mener ce travail de manière volontariste, pour partager les enjeux communs à l’humanité toute entière. 

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